Lavorato, la recherche d’une pratique sincère
Jean-Pierre Lavorato est aujourd’hui l’un des 9e dan du karaté français. Pionnier de la première heure, fidèle de Taiji Kase dès 1967, il a aujourd’hui, à bientôt 73 ans, des décennies de pratique derrière lui. Comment durer sans se lasser, comment approfondir sur toute une vie, tenir une passion sur la durée, à travers le temps… ce sont ces questions universelles que « Le Mag » lui a posées pour vous.
Une carrière aussi longue que la vôtre, rétrospectivement, cela vous apparaît comment aujourd’hui ?
Cela me paraît court ! La vie passe vite et, quand on regarde derrière, on a l’impression que c’était hier. Je vois ce parcours comme une longue aventure assez linéaire dans laquelle il y a des passages d’étape.
Comment expliquez-vous votre longévité dans le karaté ?
C’est bien sûr l’intérêt que j’y trouve en premier lieu. Les choses m’ont paru courtes et faciles parce que je me suis consacré à l’essentiel, exclusivement au tapis. Je n’ai jamais pris le temps pour autre chose. Je ne me suis pas mêlé de politique et de pouvoir, ni de polémique. Les choses sont plus simples et moins usantes comme ça. Mais je dois dire aussi que j’ai sans doute la chance d’avoir de bons gènes qui me permettent aujourd’hui d’en être arrivé là sans opération ni rien qui m’empêche de pratiquer tous les jours comme je le fais. Je touche du bois.
Qu’est-ce qui vous a permis d’en arriver là, sans problème physique justement ?
Mon premier professeur, Monsieur Mercier, ne m’a pas fait faire n’importe quoi et tout découle de cela. Même si l’on fait des choses un peu spéciales quand on est jeune, même si on tire trop sur la corde physique, si les formes de corps sont justes, on peut en sortir sans séquelles. J’ai eu la chance d’être aiguillé ensuite par Maître Kase, qui avait le karaté en lui et pouvait percevoir les petits déséquilibres chez les autres. Je me souviens par exemple qu’il avait su rectifier ma position « Fudo dashi ». J’étais un peu trop sur l’arrière, d’un rien, mais cela commençait à me créer une douleur chronique à l’aine. Grâce à lui, j’ai pu ajuster ma position et faire disparaître le problème. Et, bien sûr, il faut apprendre à travailler en fonction de son âge.
« Une pratique sincère, c’est à la fois le quotidien de la répétition, et un certain flou constant »
Travailler en fonction de son âge, ça consiste en quoi essentiellement ?
La question est vaste et la réponse pourrait être très longue ! C’est complexe… Tout est en évolution constante finalement. Les mouvements, la posture, la respiration… Quand j’étais jeune, je m’entraînais à très haut débit ! Deux mille coups de pied ou quatre mille tsuki dans la journée, ou trois heures de combat… J’étais un gros travailleur. Quand je dis ça aujourd’hui, je sens qu’il y a des gens qui ne vont pas me croire. Heureusement, il y a encore des témoins vivants ! Mais il y a une intelligence dans le travail qui naît de la remise en cause que l’on s’impose et qui nous transforme. Plus jeune, j’étais très engagé, mais aussi trop brutal, les angles étaient vifs. On finit par comprendre que ce n’est pas le plus efficace et qu’il faut s’arrondir, être plus juste. C’est comme un mouvement global, qui vous entraîne à partir des gestes de base. Et moi, j’avais aussi la chance de pouvoir bénéficier de l’exemple de Taiji Kase, que j’ai vu mûrir.
Vous évoquiez des étapes décisives dans la pratique. Lesquelles ?
Une pratique sincère, c’est à la fois le quotidien de la répétition, et un certain flou constant. On ne sait pas toujours où l’on est, où l’on va. C’est comme une longue traversée du désert. Les étapes qui comptent sont les moments forts d’une transition technique qui vous font passer d’un monde à l’autre. D’un travail linéaire à un travail en cercle par exemple. Aborder le travail mains ouvertes, s’ouvrir aux esquives, aux désaxements… Kase nous a amené énormément mais, du coup, c’était comme quand on traverse une rivière : on a du mal à avancer, mais on ne peut pas retourner en arrière. On en sort comme on peut ! C’est une aventure réelle. Pour moi, ce sont ces moments, ces plongées techniques qui sont les grandes étapes. Tout le monde est d’accord pour dire que le karate do est « une sphère » par exemple, mais on travaille de façon linéaire la plupart du temps. Quand on commence à se désaxer, on ouvre énormément d’options, de champs techniques, mentaux… Il y a de quoi faire quand on cherche.
Mais vous parlez de doute. Vous-même avez-vous douté de votre pratique ?
Je n’ai jamais douté de l’intérêt à pratiquer avec constance, je n’ai jamais ressenti aucune lassitude, un « big problem » (sic) qui se pose à chacun. Heureusement, il y a beaucoup de solutions. Il faut trouver la sienne. Adapter constamment à ce que l’on est, à ce que l’on a compris, à partir de ses propres postures. On avance soi-même sur un chemin balisé par d’autres, mais une seule vie ne suffit pas…
Qu’est-ce que votre pratique vous a appris d’essentiel ?
À la fin, ce sont les choses simples qui comptent. Le karate do, ce n’est pas seulement des coups de pied et des coups de poing. C’est l’intelligence des choses, le cœur de la vie, que l’on finit par aborder. Ce que j’ai appris de plus important, c’est d’écouter les autres, de les voir, et sans doute de les aimer un peu plus pour ce qu’ils sont. Plus jeunes, je voulais que les gens deviennent forts grâce à moi. Je me suis planté, j’ai pris des claques passionnelles. J’étais un idiot brut de décoffrage, je le suis un peu moins maintenant. Voilà, c’est un bilan sans langue de bois ! La vie passe vite. Plus de tolérance, plus d’intérêt pour les gens, aider si on peut… Je me sens plus en empathie. Je sui désolé quand quelqu’un échoue à un examen de kata par exemple. Avant, cela ne m’aurait pas touché. J’ai envie de donner le maximum, d’être pressé comme une éponge. Je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir être disponible, combien de temps j’aurai la capacité de donner. Mais, en tout cas non, je ne me suis jamais détourné de ma passion de jeunesse. Quand j’y pense, la plus grande joie, c’est la ceinture noire. Que mes amis me donnent le 9e dan m’a fait plaisir, mais, je dois l’avouer, ce n’était pas comparable.
« On ne s’arrête pas quand on comprend qu’on peut aller plus loin »
Que faut-il faire pour durer ?
On n’a rien sans rien. Je n’ai pas de leçons à donner, chacun fait en fonction de ses choix et je les respecte. Moi, j’ai réglé mon mode de vie pour pouvoir profiter le plus longtemps de ce qui compte le plus, ma pratique. Je ne fume pas, je ne bois pas, je ne mange pas en sauce. Si j’échoue à durer, j’aurais quand même fait le maximum pour cela. Je n’en souffre pas, je n’ai pas besoin d’alcool. Je préfère le plaisir du karaté ! Je ne donne pas plus d’un cours par jour, je prends le temps de faire la sieste pour récupérer. Je m’étire beaucoup et je fais aussi des abdominaux. Le matin, quand je me lève, je découvre parfois une douleur que je ne connaissais pas encore, mais il y a pire ! Si on a besoin de moi, je suis heureux de pouvoir être au service des pratiquants. Si on n’a pas besoin, je reste aussi dans mon coin avec plaisir. Je lis, je m’entraîne, je révise mon anglais, je fais la sieste. Je pourrais vivre 1000 ans comme ça et je suis sûr que je n’aurai pas épuisé l’intérêt de la pratique du karate do.
Que conseiller à ceux dont la motivation s’émousse ?
Pour ceux qui veulent durer, le plus important sans doute est de revenir constamment aux fondamentaux de la technique. Il faut s’entraîner régulièrement et il faut aussi réfléchir à sa pratique. Et pas trop d’abus ! Vous le payeriez dans le temps. Quant à celui dont la motivation s’émousse, c’est délicat car cela ne m’est jamais arrivé. Je dirais qu’il faut en profiter pour se remettre en cause, reconsidérer une routine qui ne convient plus, ouvrir de nouvelles directions de travail, peut-être se choisir un « sensei » d’expérience – je n’ai pas dit moi – pour aller plus loin. On ne s’arrête pas quand on comprend qu’on peut aller plus loin. Je peux le certifier, il y a moyen pour tout le monde sans limite d’âge de découvrir de nouveaux champs d’intérêt dans le karate do.
Et finalement à quoi sert d’avoir tant d’année de pratique derrière soi ?
Figurez-vous que le Président Francis Didier, je l’ai connu quand il avait quinze ans. Etre un ancien c’est aussi le plaisir de voir des gens de valeur débuter et puis prendre tout leur volume, aller au bout de leur propre parcours. Il n’y a pas de secret, il faut se consacrer, s’investir à tous les niveaux, pour soi-même comme pour les autres. Ne pas renoncer, c’est se donner les moyens d’être un passeur. Il faut des exemples aux jeunes, des transmetteurs. Mes jeunes à moi, ils ont 50-55 ans, mais ils arrivent après moi. Il faut faire en sorte que les choses ne perdent pas leur sève et leur substance, que ce que nous transmettons ne soit pas une pâle copie, amenée à s’estomper encore dans la génération suivante. Pratiquer longtemps, c’est aussi ne plus imiter personne. Je continue à piocher mon travail dans ce que nous a légué Maître Kase, mais je ne le copie pas. Le karaté sur le long terme aide à se trouver soi-même. On met l’effort dans la recherche, pour le reste on trouve une expression de soi plus dépouillée, plus simple, plus naturelle, plus positive pour les autres. A force, on finit par se donner les moyens de devenir un humain normal.