Christian Clause : les trois piliers de la transmission
Élève de Taiji Kase et de Jean-Pierre Lavorato, Christian Clause, professeur à l’ETK Shotokan Melun, 8e dan et expert fédéral analyse la notion fondamentale de transmission, préalable obligatoire aux succès sportif, éducatif et culturel communs. Avec l’expérience, ce sont des fils de sagesse qui s’entremêlent à la modestie d’un parcours de professeur constamment inspiré par la volonté d’être le meilleur maillon possible dans la longue chaîne du passage du savoir. Il en retient trois piliers
Avec votre expérience, pourriez-vous synthétiser ce qui est essentiel dans le processus de la transmission ?
La première chose qui me paraît fondamentale pour que la transmission s’accomplisse pleinement, c’est la qualité de la communication. Je veux dire par là qu’il faut qu’une compréhension mutuelle s’installe entre le professeur et l’élève. Du côté du professeur, il faut savoir choisir ses mots, démontrer le geste juste, adopter une attitude propice, justement, à créer ce lien, à favoriser ce qu’on espère de la part de ceux qui apprennent : un esprit curieux et ouvert.
Et quel est le second pilier selon vous ?
Le deuxième pilier tiendra dans la légitimité du professeur. Évidemment, cette légitimité s’appuie pour une bonne partie sur la démonstration qu’un parcours a été effectué, ce que les diplômes fédéraux et le grade symbolisent parfaitement. Et jusqu’au titre d’expert fédéral, qui donne beaucoup de poids à nos interventions aux yeux des licenciés qui veulent apprendre. Mais si je parle de mon cas, cette légitimité, c’est-à-dire en fait la reconnaissance de la compétence, qui facilite évidemment le travail de transmission, je l’ai construit aussi sur une participation à de nombreux stages avec Sensei Kase, qui avait souvent à ses côtés des experts japonais, avec Jean-Pierre Lavorato qui a, en quelque sorte, repris le flambeau. Nous sommes aussi les héritiers d’une histoire, d’une école, les exemples d’un engagement. Au-delà même de la compétence, les gens viennent aussi chercher cette épaisseur-là.
« Une transmission réussie passe toujours par un lieu. »
Parlez-nous de « l’Ecole Kase »…
Lorsque j’étais élève de Taiji Kase, la pédagogie de l’apprentissage tenait en un mot : mimétisme. L’école japonaise : le maître démontrait et il fallait reproduire. Pour être honnête, j’en ai un peu souffert ! En 1966, lorsque j’ai commencé, il fallait calquer… mais, avec les Japonais, ce n’était jamais assez bien. Plus tard, avec Jean-Pierre Lavorato, l’approche était tout de même différente et je peux dire que c’est véritablement lui qui m’a appris à « marcher » dans le karaté.
Et le troisième pilier ?
Le lieu ! Une transmission réussie passe toujours par un lieu. Un dojo et son tatami qui portent en eux la symbolique et qui sont propices à la magnifique « scénarisation » si j’ose dire, de la cérémonie sans cesse répétée de la transmission : le professeur face aux élèves rangés par ordre de ceinture de couleur, le salut qui ouvre le moment du travail, une mise en scène qui oblige les élèves, ceux qui veulent apprendre, à une mise en conformité mentale avec ces symboles. Même si le dojo est modeste, il va devenir, dans le temps, l’espace d’échange, celui que l’on aura plaisir à retrouver, celui dans lequel on aura progressé. Et, même si le cours se déroule dans un gymnase, on parvient à chaque fois à réunir les conditions propices à l’échange, au passage. Du moins, c’est ce que je pense.
Est-ce que les modalités de la transmission ont changé ?
Il y a la mécanique universelle de la transmission, qui bouge peu, et puis il y a la relation aux élèves, aux générations nouvelles. À mon sens, nous ne pouvons plus être dans une transmission rigide et « autoritaire » comme pouvait l’être celle de Maître Kase. C’est une conception de la relation maître-élève qui, selon moi, n’est plus opérante avec les générations actuelles. Il faut obtenir confiance et respect autrement que par un statut. Encore une fois, il est important de construire sa légitimité à leurs yeux.
C’est devenu plus compliqué ?
Avec Internet, ils peuvent trouver du karaté « clé en main », avec des vidéos de kata par exemple. Ce qui entraîne un effet pervers : la mise en question de la légitimité de votre savoir. « Pourquoi nous apprendre cette forme alors que des champions de kata font comme cela sur cette vidéo de YouTube ? ». Cette génération a malheureusement parfois tendance à prendre des raccourcis en pensant qu’ils peuvent apprendre plus vite, en utilisant d’autres canaux d’apprentissage qu’avec leur professeur. Une génération qui vit dans l’instantanéité, dans un monde où internet permet de répondre à presque toutes vos questions d’un clic et en moins d’une minute. Ce n’est pas vraiment une critique, c’est un constat. Et c’est d’un constat – juste, si possible – sur son public qu’il faut partir pour adopter une pédagogique qui fasse sens. Ainsi, je m’attelle à essayer de captiver ces jeunes karatékas en adoptant une ruse : leur transmettre les fondamentaux de notre art martial en partant d’exercices pratiques différents… À chaque fois, ils sont surpris, ils ont l’impression de découvrir autre chose, mais la finalité globale est l’apprentissage d’un seul geste juste.
Il n’y a pas un risque de dérive dans trop d’adaptation ?
C’est un fait, la transmission est plus difficile en ce début de XXIe siècle, et notamment parce que le type de relation qu’elle induit entre le maître et l’élève ne va plus de soi pour cette société et que les principes qui agissent dans la pratique lui sont plus obscurs. Mais je ne tombe évidemment pas dans l’excès inverse, comme je peux le voir dans certains sports de combat ou activités de self-défense qui lissent presque totalement la hiérarchie entre professeurs et élèves, jouant parfois inconsciemment sur une posture transgressive – qui a toujours une forme de séduction — en laissant penser que, pour eux, les symboles attachés aux arts martiaux sont devenus ringards, obsolètes. C’est une vision qui séduit mais qui, pour moi, reste très superficielle. Car, au fond, il continue à fonctionner selon les principes qui, pour la plupart, les ont formés. Il est bien rare par exemple qui n’y ait pas dans leurs écoles une hiérarchie, une disposition du plus gradé au moins gradé, parfois un salut, et bien sûr un professeur au centre. Dans notre modèle, tout fait sens et, souvent, on ne se rend pas compte à quel point il reste agissant, même quand on a décidé de s’en débarrasser, de le simplifier, ou de le « dépoussiérer », comme on l’entend parfois. Ceux qui pensent qu’ils ne suivent aucun modèle, qu’ils sont seulement « modernes », sont souvent les premiers naïfs.
« Pour moi, 75% d’un professeur tient dans sa pédagogie. Il faut qu’il sache créer le lien, transmettre le sens. »
Et vous, qu’empruntez-vous à la modernité ?
J’ai toujours essayé de rester critique avec moi-même. Pour moi, ce serait ça la modernité, ce que la mentalité d’aujourd’hui peut apporter de positif. J’utilise des outils. J’ai travaillé longuement sur la mise en place des modules pédagogiques que je dispensais lorsque j’étais à la formation des professeurs (BE 1er et 2e degré). De même, depuis que je donne des stages en province, j’ai mis en place un système de fiches pédagogiques par thématique. Des fiches que je modifie, que je rectifie, que j’enrichis en fonction du « feedback » des participants et de mon ressenti. Je n’hésite pas à demander aux élèves leurs avis sur le contenu. Ce système a aussi l’avantage de me permettre de répondre aux sollicitations croissantes, qui m’invitent à travailler sur une thématique précise. Avec mes fiches, je suis très peu dans l’improvisation et je ne perds rien en route.
Un bon professeur, comment le définiriez-vous ?
Pour moi, 75% d’un professeur tient dans sa pédagogie. Il faut qu’il sache créer le lien, transmettre le sens. À condition évidemment que celle-ci soit au service de la transmission d’un « bon » savoir. Qu’est-ce qu’un bon cours ? Voir ses élèves joyeux, heureux et curieux. Un cours où les élèves continuent à poser des questions, à échanger avec moi ou entre eux après le salut sur le travail effectué lors de la séance, ce serait une bonne définition. Mon expérience me fait dire que l’une des qualités fondamentales d’un bon passeur de savoir est de s’intéresser à ses élèves et de les valoriser dans leur pratique. Surtout pas leur mentir sur leur qualité réelle mais tenir un discours qui mêle objectivité et optimiste. Autre exigence indispensable à toute personne souhaitant être un bon « passeur » : se remettre en cause. Il faut absolument éviter d’être dans le « ronronnement » : être dans une routine pédagogique et technique, c’est se tirer une balle dans le pied. Si je peux comprendre que la réflexion permanente sur les cours est une chose compliquée pour les professeurs qui ont un autre travail à côté, je trouve cela beaucoup moins excusable pour les professeurs dont c’est l’activité professionnelle unique. Car ma longue expérience m’a convaincu qu’un cours très bien préparé, construit de manière cohérente, où les évolutions du travail technique paraissent logiques, renforcera considérablement non seulement l’attention des élèves mais au-delà, la légitimité, à leurs yeux, de celui qui le dispense. À partir de là, on peut construire sur le long terme.
Thomas Rouquette / Sen No Sen