Tenri , l’empreinte de la tradition
Entraînement dans le Japon des campagnesAlors que les clubs français prennent leur pause estivale, au Japon, en pleine saison des pluies, le travail a lui aussi ralenti dans les dojos universitaires, les étudiants étant en pleine période d’examens. Il reste pourtant quelques acharnés. Nous avons fréquenté le cours de l’université de Tenri de Chiaki Tanaka sensei. Immersion de deux heures dans le Japon des campagnes.
Le rendez-vous a été fixé à 16h30, devant l’un des nombreux bâtiments de l’université de Tenri. Une ville de 70 000 âmes, située en pleine campagne dans la région du Kansai, à une heure en train de Kyoto et Osaka, les deux plus grandes villes de cette partie ouest du Japon. Entourée de rizières qui alternent avec des zones commerciales, construite sur le début d’un flanc de colline, deux caractéristiques font la réputation de cette ville, où le temps semble parfois se figer avec ses boutiques de souvenirs surannées. Tenri, c’est d’abord un lieu de pèlerinage, celui de la religion du Tenrikyo, mélange de shintoïsme et de bouddhisme, fondée en 1838. C’est ensuite un club de judo universitaire d’où sortent régulièrement des champions olympiques. Une université (re)connue pour la qualité de sa formation sportive et ses valeurs traditionnelles. Du judo, mais pas que…
Vingt-cinq sur le tapis. Il est 16h40 quand Hiromi Nakanishi, enseignante d’anglais à la faculté et notre guide/interprète du jour nous demande de la suivre. L’entraînement est fixé à 17h et il s’agit de ne pas arriver en retard : au Japon, la ponctualité est une règle cardinale. Une petite route privée, entourée de peupliers, donne sur une allée sinueuse, laissant découvrir, entre plusieurs maisons basses, un dojo tout en bois au toit conique blanc. Les étudiants nous attendent sur le pas du dojo, dans leurs karategi frappés des kanji de l’université, déjà tout transpirants. Juillet, une période où l’humidité est très forte (elle peut monter jusqu’à 80%) au Japon. C’est aussi la période des examens universitaires, mais ils sont pourtant vingt-cinq ce jour-là sur le tapis bleu et blanc : quatorze ceintures blanches, onze ceintures noires, pour une parité filles/garçons presque parfaite. L’entraînement commence à 17 heures pile. Alors que Chiaki Tanaka sensei vient s’asseoir à nos côtés, c’est un quatrième année, comme le veut la tradition, qui dirige l’échauffement : une alternance de tsuki et de mae-geri, par série de dix, un kiai lancé à chaque mouvement, le tout pendant vingt minutes.
Martialité. Le professeur, 8e dan shito-ryu, bras croisés, balaie du regard ses élèves sans dire un mot, observe, jauge, réfléchit puis se lève, se dirige vers un élève pour rectifier son tsuki. L’aidant dans cette tâche de perfectionnement, deux sempai (aînés), anciens étudiants venus assister le professeur, ont pris place dans deux coins du dojo. L’air est suffocant. L’unique ventilateur, dirigé dans notre direction, est tout de même un allié. Dans le coin gauche du dojo, on trouve pêle-mêle sacs de frappe, télévision, pharmacie, poubelle et cartons de strapp. À droite, se trouve une glace, devant laquelle quelques étudiants commencent à répéter leur kata. À 17h20, la démonstration de kata débute avec un enpi (shotokan), suivi d’un impressionnant nipaipo (shito-ryu) puis d’un gekisai dai ichi (goju-ryu) pratiqué à deux dans une coordination époustouflante. La martialité transpire. À la fin de chaque kata, une salve d’applaudissements retentit. On s’encourage, on prend plaisir aussi, c’est très clair.
« En faire des gens positifs ». Nouvelle pause. Les étudiants apportent tasses de thé frais et serviettes pour s ‘éponger, avant de conclure la séance sur vingt minutes de combat. Deux groupes, filles d’un côté, garçons de l’autre, avec arbitrage par le vainqueur du combat précédent. Un moment qui mêle sérieux et décontraction, kiai et sourires, recherche du coup qui marque et gentil chambrage. Un moment pendant lequel Chaiki Tanaka en dévoile un peu plus sur son parcours. « Je suis le professeur de ce club depuis près de vingt ans. Par passion du karaté, après avoir été moi-même diplômé de l’université, j’ai décidé d’en devenir le kantoku (entraîneur en chef). Mes convictions ? Elles reflètent logiquement la vision des arts martiaux, ici à Tenri. Il y a principalement trois styles parmi les étudiants qui pratiquaient déjà au lycée : shito-ryu, wado-ryu et goju-ryu. Je ne veux pas les convertir à mon style, mais travailler sans cesse les bases, comme le mae-geri ou le ippon-ken-zuki qui sont, j’ai la faiblesse de le penser, deux mouvements que je maîtrise. Je veux en faire des combattants forts par l’entraînement quotidien (de deux heures), mais surtout des personnes positives avec un cœur (Kokoro) fort. »
Veiller sur ce Budo. Son regard sur le karaté mondial ? « Pour être honnête, je ne suis pas fan du style « européen », où la recherche de la victoire, souvent par la tactique, prime. Le karaté est un Budo et si l’on gagne, c’est uniquement par l’attaque.» Du coup se réjouit-il de l’arrivée du karaté aux JO de Tokyo ? « Bien sûr ! Je suis très content que notre art martial devienne sport olympique. Mais j’ai deux craintes : d’une part, que cette évolution fasse évoluer les règles du karaté dans un sens toujours moins « budo ». Il faudra y être vigilant. D’autre part, si Paris obtient les JO en 2024, il y a de fortes chances que le karaté soit encore discipline olympique, tant votre pays est un des leaders de ce sport. Mais après… » La France ? Chiaki Tanaka en parle avec respect. « Je pense qu’au niveau international, il n’y a que la France pour défendre l’idée, aux côtés du Japon, que le karaté est un art martial avant d’être un sport. »
L’image du karaté. Il est 18h. Les élèves sont tous en seiza face au sensei, les sempai à la droite de ce dernier. Résonne alors le mokuso (méditation) prononcé par la capitaine des filles qui nous parle d’elle, l’entraînement désormais terminé et alors que d’autres étudiants travaillent encore quelques minutes des mouvements précis. Choisissant ses mots, Ito confie vouloir « devenir professeur d’éducation physique au collège ou en lycée. L’université de Tenri a la réputation de former d’excellents profs de sport, c’est pour ça que je suis là. » Le karaté ? « J’ai commencé à cinq ans. Avec Inakano Samouraï – le surnom donné par les étudiants au professeur Tanaka–, j’ai redécouvert le karaté, ses bases techniques mais surtout sa spiritualité. Au lycée, notre professeur insistait peu sur cet aspect. Depuis que je suis étudiante, j’ai beaucoup appris dans ce domaine. Cela m’aide dans ma vie quotidienne car être une bonne personne, exemplaire, me rend fière de moi-même et de l’image du club de karaté que je véhicule. » Il est 18h30. La nuit tombe doucement quand les lumières du dojo s’éteignent, les domo arigato gozaimasu (« merci beaucoup » en japonais) traduisent la qualité des échanges du jour dans ce coin de Japon éternel.
Thomas Rouquette / Sen No Sen