Ce lundi 20 mai 2019, la Fédération Française de Karaté dévoile son nouveau site internet ffkarate.fr «relooké» et restructuré afin…
Kata, la quête de soi-même
Les techniciens français se confient
Perfection, combat contre soi-même, justesse, équilibre, énergie, puissance… Le kata est un exercice singulier. C’est avec patience et ambition que l’équipe de France travaille cet état d’esprit autant qu’elle bosse ses enchaînements. À quelques jours des championnats d’Europe à Novi Sad, en Serbie, chacun témoigne de la recherche qui est la sienne.
À chaque compétition, cette même scène. Le silence se fait à leur entrée. Au milieu du calme attentif, on entend alors siffler ce bras qui fend l’air, résonner le pied qui frappe fort le tatami, claquer le karategi, vrombir ce souffle travaillé, et le kiai exploser. Et quand le public rompt son mutisme pour acclamer un geste parfaitement exécuté, les athlètes, eux, restent de marbre, concentrés à l’extrême. Une claque. Un puissant effet esthétique. Mais pas seulement pour les intéressés eux-mêmes. Alexandra Feracci, la numéro un française de 25 ans, sait de quoi elle parle, puisqu’elle a fait de la danse. « Le kata provoque des émotions particulières chez les gens, notamment les non connaisseurs qui nous disent que c’est beau. Mais je précise souvent que cette « chorégraphie codifiée » qu’ils semblent voir, il faut d’abord la lire sans oublier que l’on pratique un combat. Certes, l’adversaire est imaginaire, mais on recherche avant tout l’efficacité du geste. Chaque mouvement a un sens, ce n’est pas juste quelque chose d’esthétique. »
«C‘est ça, l’esprit du kata : se dépasser soi-même, aller au-delà de ses limites.»
Se rapprocher de la perfection
Cette bataille contre des ombres est unique dans un milieu, celui des sports de combat, où règnent opposition physique et corps à corps. « Les gestes n’ont un sens que si on les pratique correctement », prévient l’ancien champion Stéphane Mari, qui encadre aujourd’hui l’équipe de France aux côtés d’Ayoub Neghliz. Et pour arriver à ce niveau de pratique, il faut avaler des heures et des heures de répétition. « C’est très très dur, admet Enzo Montarello, 24 ans, champion d’Europe par équipes il y a deux ans, désormais engagé uniquement en individuel. Il y a des jours où on va un peu à l’entraînement à reculons. Mais c’est ça, l’esprit du kata : se dépasser soi-même, aller au-delà de ses limites. » Et même un peu plus.
Un long chemin que l’on ne peut parcourir sans caractère, renchérit Jessica Hugues, 24 ans, qui disputera l’épreuve par équipes à Novi Sad avec les sœurs Lila et Marie Bui. « Il faut de la patience, de la persévérance et du mental, parce qu’il va parfois falloir plusieurs années avant de comprendre comment réaliser un mouvement. De ce point de vue, l’expérience est fondamentale. Chaque année, je découvre quelque chose que je n’avais pas compris jusque-là. » Des athlètes qui ont en commun un goût pour la perfection, l’ordre et les choses bien faites. « Tout doit être carré, dans mon kata, à l’entraînement comme dans la vie de tous les jours », admet Alexandra Feracci. « Dans mon travail, à la Communauté d’Agglomération du Pays Ajaccien, mes collègues me disent souvent de lâcher un peu », sourit l’athlète corse.
Au-delà du visible
Même chez les champions, le kata est plus qu’une question sportive. « C’est quelque chose qu’on pratique pour se révéler, pose Stéphane Mari de sa voix douce. Quand la pratique est harmonieuse, quand les gens ont travaillé dans le respect des principes du kata, il se passe quelque chose qui dépasse la simple prestation physique et technique. Le fond de la personne ressort à la surface. » Quelque chose de quasi imperceptible, qui se niche dans l’équilibre total du corps, et sur laquelle même les athlètes peinent à mettre des mots. « En compétition, on cherche à faire passer un message aux arbitres, tente le Marseillais Enzo Montarello. La façon dont on est engagé, tous les jeux de regard, ça dégage des frissons. » « J’essaye de me mettre dans ma bulle et quand, en tant que personne, je suis pleinement dans le truc, j’arrive à ressentir quelque chose, une émotion, et à faire sentir ces choses-là aux arbitres. Je sais qu’il va se passer quelque chose », embraye Jessica Hugues.
Pour transmettre ces émotions, les connaître, s’approcher du geste parfait ne suffit pas. Il faut aussi, le jour J, réussir à se transcender. À faire abstraction de tout pour se glisser dans un état presque second, hors du temps. « Ce n’est pas une poésie que l’on récite. Il faut habiter ce que l’on fait et même un peu plus que ça », lance Jessica Hugues. « Il faut vivre son kata, l’incarner, poursuit Alexandra Feracci. Je me dis qu’il y a vraiment quelqu’un devant moi, et que si je ne le bloque pas je me prends le coup. Jusqu’au dernier moment, jusqu’au salut, il faut se dire que le combat n’est pas terminé. » Un état vers lequel Ayoub Neghliz, l’entraîneur national, tente de guider ses athlètes. « Je leur dis de se battre, d’être agressif sur chaque mouvement, de repousser les limites de leurs performances, d’être dans le combat. Tout en gardant la maîtrise, car la moindre erreur est fatale. » Des équilibristes marchant sur un fil. Contrairement au combat, où un coup encaissé peut se rattraper, un pied mal positionné, un coude désaxé, un déséquilibre, et toute la prestation est sanctionnée.
Éloge de la patience
Parce que se rapprocher de cette perfection est long, difficile, le kata est aussi l’apprentissage de la défaite, tous en parlent. « Le kata, c’est l’école de la vie, assène Jessica Hugues. On va échouer, se relever et repartir de l’avant. » À l’inverse des combattants Mehdi Filali et Gwendoline Philippe (18 ans tous les deux), il est presque impossible de s’imposer tout jeune sur le circuit kata. Pourquoi finalement ? « Il faut d’abord écumer les tournois, se faire connaître et gagner le respect des arbitres. Il faut être très costaud mentalement, parce que la performance en kata n’est pas évidente », confirme Ayoub Neghliz. C’est dur d’y arriver. Il faut beaucoup d’années de pratique, beaucoup de compétitions à son actif, en étant performant sur chaque sortie, en ayant démontré sa régularité, pour pouvoir prétendre à la victoire », développe le champion du monde par équipes 2008.
Reste que, justement, cette équipe de France là est encore jeune. En individuels, la médaille sera dure à aller chercher à Novi Sad, mais le collectif, parce qu’il s’agit bien d’un projet global, est tourné vers l’avenir. « On est en train de mettre les choses en place en termes de communication, de stratégie, détaille Ayoub Neghliz. Aller tout le temps dans les tournois, se montrer en tant que titulaire et aller grappiller des points à la ranking mondiale. Ça demande un peu plus de temps, parce qu’on avait pris pas mal de retard, mais le projet est de lancer des jeunes athlètes sur une compétition de référence et de préparer les Jeux olympiques de Tokyo et à travers ça, d’aboutir à un kata français qui fasse référence. » Où la patience pourrait finir par payer.
Gaëtan Delafolie / Sen No Sen