Yuan Hong Hai : « Cela en valait la peine »
Au coeur des arts martiaux chinois avec cet expert haut gradé installé depuis trente ans en FranceYuan Hong Hai, 8e Duan et conseiller expert auprès de la DTN, enseignait en Chine avant de décider de tout quitter pour la France. Depuis le début des années 1990, il fait connaître ici les arts martiaux internes et externes : qi-gong, taiqi quan, kung-fu, armes, poussée des mains… Un niveau d’exigence et d’excellence issu d’un monde ancien, qui lui a permis de former plus de cent professeurs. Lumières sur un destin.
Comment tout cela a-t-il commencé ?
Quand j’étais tout petit, mon grand-père m’emmenait au parc, dans le quartier français de Shanghai. Il y avait des gens qui pratiquaient. Moi, j’imitais ce que je voyais. Devant mon intérêt, mon grand-père m’a présenté un maître. Il s’agissait de Huang Ying, un homme très connu à l’époque, que l’on surnommait « le Roi Singe ». Je l’ai adoré tout de suite et j’ai souhaité être comme lui. Il m’enseignait par imitation et cela a duré sept ou huit ans. Jusqu’en 1967 et la Révolution Culturelle, pendant laquelle l’enseignement des pratiques martiales fut interdit. Huang Ying est mort à ce moment-là, je ne sais pas comment. Je ne comprenais encore pas grand-chose à tout cela. J’ai continué à m’entraîner tout seul jusqu’à la fin du lycée… Tous les étudiants ont alors été envoyés à la campagne, pour notre édification idéologique. Il fallait partager la vie des paysans, mais c’était très dur. Il n’y avait pas assez à manger, il fallait serrer les dents pour simplement survivre, mais aussi préserver quelque chose de l’avenir. On plantait du riz et on portait des sacs toute la journée avec le bâton en travers des épaules. Sur le plan physique, cela m’a beaucoup renforcé. Les muscles de mes épaules ont très longtemps gardé le souvenir de cette période.
Comment êtes-vous parvenu à devenir un expert martial dans ces conditions ?
Je continuais malgré tout à m’entraîner très régulièrement. Ma vie, c’était le travail, l’entraînement, une plongée dans la rivière pour me laver et le sommeil. Au bout de trois ans, les universités ont été ré-ouvertes et on a cherché les étudiants. Mais d’abord, il fallait démontrer que l’on avait bien profité de cette période pour apprendre la vie de paysan et il y avait un examen final ! Un concours de plantage de riz. J’ai fini premier… Nous étions en 1975, je me suis inscrit à l’université des sports avec une spécialisation en arts martiaux chinois. Nous étions trois cents pour le concours d’admission, ils en ont gardé une dizaine. Nous étions sous la responsabilité de maîtres très connus, il y avait aussi des lutteurs, des boxeurs… C’était très dur. L’entraînement, c’était tous les jours et, à six heures du matin, il fallait être en place sur le stade pour l’éveil musculaire, avec footing et étirement. On allait déjeuner, on revenait pour huit heures, jusqu’à midi, pour la pratique. Déjà, à midi, on était épuisés, on terminait livides, la bouche sèche, on se traînait pour revenir, et on remettait ça après les cours. Ça a duré cinq ans.
J’ai fait un premier voyage en France en 1986, et j’ai commencé à me dire : « Je peux faire quelque chose là-bas ».
Vous êtes devenu professeur à votre tour…
Je suis devenu spécialiste de boxe du Nord, Cha Chuan, Hua Chuan, des styles très dynamiques, rapides et souples, avec des sauts, des balayages… J’ai alors commencé à travailler dans une ancienne université française, à Fudan, comme enseignant dans le domaine des arts martiaux, et responsable de l’équipe de compétition. Il y avait une importante rencontre inter-universités de Shanghai, opposant environ quarante équipes. De 1978, date à laquelle j’ai commencé, à 1989, année de mon départ pour la France, on a toujours fini sur le podium.
Pourquoi ce choix ?
En 1984, j’ai rencontré un couple qui enseignait le français et qui aimait les arts martiaux. Nous sommes devenus amis. C’était des pratiquants de l’aïkibudo d’Alain Floquet. J’ai fait un premier voyage en 1986 et j’ai commencé à me dire : « Je peux faire quelque chose là-bas ». Bien sûr, ma place, tout le monde en rêvait. D’ailleurs, mes amis me demandaient pourquoi je voulais tout changer. Mais des gens de mon niveau en Chine, il y en a beaucoup. En France, c’était différent. Je suis venu jusqu’ici. J’étais dos au mur. Personne ne m’avait poussé à faire ce choix et je me disais que je ne pouvais pas rentrer sans perdre la face. Jacques Chenal, qui était à l’époque responsable des arts martiaux chinois à la FFKaraté, m’a demandé d’entraîner l’équipe de France pour le premier championnat du monde en 1991 à Pékin, avec Hoang Nhgi qui allait devenir champion du monde. Je les ai accompagnés aussi pour le second championnat du monde en Malaisie mais, par la suite, on n’a plus fait appel à moi, sans que je comprenne très bien pourquoi. « Si vous avez besoin de moi, je suis là » ai-je alors précisé aux responsables, et j’ai travaillé à mon propre projet. En 1998, j’ai monté mon école, l’association Jing Wu, qui vise à la diffusion des arts martiaux chinois et la formation des professeurs. On a commencé à soixante-cinq personnes la première année, pour être plus de mille aujourd’hui ! Maintenant je suis content d’avoir été appelé pour devenir conseiller expert auprès de la DTN. C’est une grande responsabilité de transmettre mon expérience de plus de soixante ans de pratique.
Aujourd’hui, j’ai soixante-cinq ans, j’enseigne toujours et les jeunes ont du mal à me suivre ! Je ne saute plus, mais je peux descendre, je peux tout faire.
Comment avez-vous abordé l’enseignement des arts martiaux chinois aux Français ?
Il m’a bien fallu un an pour arriver à quelque chose ! C’est la difficulté de la langue qui m’a d’abord fait mesurer la difficulté. C’était le problème au début. Les gens me disaient « à table » et moi, je ne voyais pas pourquoi il parlait de table. Je me disais qu’ils ne comprenaient pas non plus ce que je disais. J’ai compris progressivement qu’il fallait utiliser des images, des comparaisons évocatrices. J’ai appris le vocabulaire spécifique, des mots comme « élan », « inertie » ou « simultanément ». Mais la différence, c’est l’engagement sur le long terme. Les Français sont motivés et courageux, mais le décalage culturel est tellement important… Il faut comprendre que, pour nous, les arts martiaux ne sont pas donnés à tout le monde. Seuls les éléments doués peuvent atteindre les niveaux supérieurs. Et pour cela, c’est un travail de très grande intensité physique et mentale qui est demandé. J’ai connu la douleur depuis ma jeunesse. En plus, il faut que le pratiquant montre la force de sa volonté en permanence. On pratique au soleil l’été, fenêtres ouvertes l’hiver. Lutter constamment contre soi, face à des maîtres qui exigent et ne disent rien, c’est notre système d’enseignement. Et c’est dix ans minimum pour dépasser les bases. Une telle proposition, c’est difficile à assumer pour un jeune Français qui vit dans la société actuelle, si rapide, si peu concernée par l’accomplissement dans le temps.
Et il y a aussi les concept-clés, comme l’énergie interne…
Tenter d’expliquer la notion d’énergie interne, ça reste compliqué, bien que les gens y soient de plus en plus réceptifs. J’utilise l’image d’un ballon gonflé ou dégonflé… L’énergie interne, une bougie allumée jusqu’à la mort, qui est en nous dès avant notre naissance. L’énergie externe, c’est la nourriture, l’air que nous respirons. Cette énergie externe, nous devons l’utiliser le mieux possible pour ralentir la vitesse de combustion de la bougie. Par la respiration profonde, le travail postural du qi-gong… Encore des images. De toute façon, les mots que l’on trouve dans les livres ne veulent pas dire grand-chose. C’est l’expérience de toute une vie. « Unir le ciel et la terre », tout le monde peut le dire. Mais ils sont peu nombreux ceux qui ne bougent pas quand on les pousse.
La compréhension de la culture chinoise est faible, même pour les Chinois eux-mêmes finalement. C’est une très grande richesse à découvrir. Il s’agit de dépasser le niveau physique, d’atteindre le niveau énergétique, d’ajouter la dimension mentale, l’intention pure et sans ambivalence. Si on n’unit pas ces trois éléments dans la pratique, c’est raté. Savoir être prêt dans n’importe quelle condition, tout anticiper, ne pas être victime de soi-même au quotidien, de ses émotions, savoir rester gentil et calme… Si on ne peut pas se maîtriser soi-même, tout le reste est zéro !
Finalement, regrettez-vous votre venue en France ?
Non, car la France est un pays magnifique, que ma fille est devenue ingénieure et qu’elle a désormais trois enfants – ce qui ne m’a pas été permis pendant la période de la politique de « l’enfant unique » – et que toute ma famille est venue me rejoindre. La nourriture, ici, est fantastique, et la Sécurité Sociale, c’est très bien ! Je suis aussi très heureux de ce que j’ai pu faire pour les arts martiaux chinois, parce que, malgré les difficultés que j’ai évoquées, cela en vaut la peine. Les élèves m’ont beaucoup appris, et je pense que leur pratique est très bénéfique pour eux. On a formé plus de cent professeurs, contribué à monter une trentaine de clubs, déterminé un programme d’étude, un système d’examens et une autorisation officielle d’enseignement. C’est une très belle réussite. Et si tout le monde ne devient pas professionnel, tous peuvent améliorer leur souplesse, leur coordination, leur confiance en eux, leur bien-être général. C’est l’apprentissage d’une culture, d’une autre façon d’être, la recherche d’un équilibre parfait entre le « trop dur » et le « trop mou » si l’on peut dire, d’une efficacité très spécifique. Quant à moi, j’ai officialisé mon septième dan en 1999 devant la toute nouvelle « commission de liaison pour le développement des arts martiaux à l’étranger », ce qui m’a permis aussi d’obtenir un prix pour mon travail de diffusion. J’ai fait le job à Bercy, dans les magazines… Aujourd’hui, j’ai soixante-cinq ans, j’enseigne toujours et les jeunes ont du mal à me suivre ! Je ne saute plus, mais je peux descendre, je peux tout faire. En vieillissant, je m’oriente plus volontiers vers le taiqi quan, le qi-gong. Je me sens apaisé, en harmonie avec la nature, l’espace autour de moi. Dès que je commence, je ressens en moi un grand confort, une union avec ce qui m’entoure et la paix.
Emmanuel Charlot / Sen No Sen