Au bonheur des autres
Rencontre avec Pierre Berthier, 65 ans, 8e dan, professeur au Cercle Tissier de VincennesIl est tout sauf le genre à empiler les médailles. Pierre Berthier est un professeur à l’ancienne, bercé par la tradition et attaché à ses valeurs. Son leitmotiv ? Le bonheur de ses élèves, à qui il cherche d’abord à donner confiance. Un amoureux du karaté qui transmet pour le simple plaisir de transmettre.
Indispensable confiance
C’est le pilier de son enseignement. Un moteur « extraordinaire ». La confiance. Celle d’abord qu’il attend de ses élèves autant qu’elle l’honore. « Cette confiance, je cherche à la mériter. Les gens travaillent le jour, et ils prennent sur leur temps libre pour venir suivre mon enseignement. Alors je me dois de faire en sorte qu’ils réussissent le mieux possible », explique Pierre Berthier. Celle, aussi, qu’il cherche à insuffler à ses élèves. « J’essaie de montrer à chacun ce qu’il y a de meilleur chez lui. Comment il peut adapter ce que je montre en fonction de ses propres qualités. » Pendant ses cours, les élèves du Cercle Tissier défilent tour à tour au centre du tatami pour montrer. « Ils savent qu’à ce moment-là il sont observés, mais avec un œil bienveillant. » Ou plutôt cinquante paires d’yeux bienveillants qui scrutent le ou la karatéka en démonstration. « Il y a des choses qui vont être bien, d’autres moins, mais ce n’est pas grave : l’important est de se lâcher. » Et la méthode fonctionne, confie Sébastien Bonnot, qui suit depuis 1981 l’enseignement d’un professeur qu’il décrit comme « simple et sincère ». « Il inspire la confiance et nous donne de l’assurance ».
Le karaté, porte d’entrée dans l’âge adulte
L’importance de cette notion de confiance est peut-être à chercher dans ses propres débuts. Pierre Berthier a 14 ans lorsqu’il pousse pour la première fois les portes du fameux dojo de la Montagne Saint-Geneviève (5e arrondissement de Paris), en 1966. Le déclic est instantané. « J’ai découvert ce qui me correspondait », souffle le professeur. Un coup de foudre pour le karaté qui s’accompagne d’un coup de coeur pour Jean-Pierre Lavorato, son enseignant. L’adolescent va vite nouer une relation très forte avec le célèbre sensei, de peu son ainé (22 ans à l’époque). « On ne peut parler de professeur que lorsque l’on a une relation complète avec la personne. Vous choisissez cette personne, mais elle vous choisit aussi comme élève. » Dans le club parisien, avec son professeur et désormais ami, tout s’enchaîne. Trois ans après ses débuts, Pierre Berthier est déjà ceinture noire. Il se retrouve à assister Jean-Pierre Lavorato, avant de donner des cours à son tour. Son enthousiasme est total. « À l’époque, on ne s’adressait qu’à des adultes, et les adultes vous reconnaissaient en tant que prof de karaté, pas en tant que jeune homme. C’était magique. » Un passage « initiatique », selon ses propres mots, vers la vie d’adulte.
Ancienne école
Son karaté, forgé dans les années 1960 et 1970, est emprunt des origines de la discipline. « Quand j’ai démarré, il n’y avait pas d’un côté de la technique, de l’autre du combat, ou uniquement de la compétition », rappelle-t-il. Face à la spécialisation aujourd’hui croissante, le maître martèle qu’il ne faut jamais délaisser les bases. « Si on oublie qu’il s’agit d’un ensemble cohérent et indissociable, on ne pourra pas transmettre quoi que ce soit de l’esprit du karaté. Et il deviendra un sport comme un autre.» Un gardien. Mais n’allez pas croire que Pierre Berthier vit dans le passé, nostalgique d’une époque plus « rustique », où les entraînements étaient faits d’heures de kihon. « J’aime la tradition, mais j’aime aussi la nouveauté, s’exclame-t-il. J’aime comprendre pourquoi et comment le karaté évolue, s’enrichit. » Son enseignement est donc un savant mélange de tradition et d’innovation. « Pierre n’est pas accessible à tous », prévient tout de même Sébastien Bonnot. « Il faut un certain niveau de pratique pour bien comprendre ses messages. Mais quand on se donne la peine, ils renferment une très grande richesse. » Et le professeur de conclure : « je comprends très bien qu’on ait envie de faire évoluer le karaté pour aller vers les Jeux olympiques. Mais c’est justement ce que nous devons porter : le karaté va bien au-delà de son expression sportive, c’est un ancrage fort dans une vie, pour toute une vie. »
Il n’y a pas d’échec
Corollaire de la confiance qu’il prône, Pierre Berthier jure n’avoir jamais vu l’un de ses élèves, assidu et persévérant, en situation d’échec. « La progression est plus ou moins rapide selon la personne, mais celui qui cherche à comprendre et qui travaille dur, forcément, il réussit », détaille le professeur. Et cette réussite, il la mesure sur l’échelle du progrès individuel. Par exemple, « si la personne est heureuse et qu’elle réalise qu’elle a progressé ». Toujours un mot gentil pour chacun, « c’est aussi un prof très visuel, explique Sébastien Bonnot. Il a une voix qui ne porte pas beaucoup. C’est difficile à exprimer mais on comprend le karaté en le regardant. » Et en le regardant et en l’écoutant bien, tout en plaçant sa confiance dans l’enseignant, Pierre Berthier l’assure : il n’y a pas d’échec.
La ceinture noire, quel bonheur !
À Vincennes, où il entraîne, il est très proche de ses élèves. « Ce sont des amis », confie celui pour qui la notion n’a rien de galvaudée. Quelqu’un qui se réjouit profondément du bonheur de ceux qu’il entraîne. Comme il s’est toujours lui-même réjoui d’avancer dans le karaté. « Ma première ceinture noire par exemple, je m’en rappelle si bien », savoure-t-il. « C’était magique ! C’est sans équivalent. Donc maintenant, quand je vois mes élèves devenir ceinture noire ou passer un dan, je suis vraiment très heureux pour eux. C’est pour cela que j’enseigne, pour qu’ils ressentent ce bonheur. » Une philosophie qui laisse Sébastien Bonnot conquis. « Quand il te dit qu’il est content pour toi, c’est sincère. Ce n’est pas du commerce pour que tu t’inscrives l’année suivante. Il y a une sincérité dans sa démarche. Des gars comme lui, il n’y en a plus pléthore. Il transmet pour transmettre, et pas pour faire du business ou de la performance. Pour moi, les vrais enseignants sont là, dans l’ombre. » Une ombre où Pierre Berthier continue de s’épanouir et d’oeuvrer à l’épanouissement de ceux qui le suivent.
Gaëtan Delafolie / Sen No Sen