Bourg-Saint-Maurice, les fondus savoyards
Direction le club le plus haut de FranceIls n’en sont pas toujours les pièces les plus visibles mais restent essentiels au puzzle qui constitue le karaté français. Eux ? Ce sont les clubs, à la rencontre desquels nous vous proposons de prendre le temps d’aller. Après le KC Châteauroux, l’esprit d’un club, puis l’Okinawa Karaté Club du Havre, direction le Mont-Blanc.
Le réflexe en est presque pavlovien. Pour la plupart des personnes ayant grandi loin de cette vallée présentant la plus grande concentration de domaines skiables étendus au monde, la commune de Bourg-Saint-Maurice évoque d’abord la neige et les sports de glisse, d’eau vive ou de voile, ensuite le Tour de France cycliste ou le Génépi puis, très très éventuellement, le karaté. Pourtant, la discipline s’y pratique bel et bien et, du haut de ses 870 mètres d’altitude, le Shito Ryu Karaté Do Tarentaise est même sans doute « le club le plus haut perché de France » selon Didier Braillon, président du Comité départemental de la Savoie. « Nous devons être l’un des rares clubs de l’Hexagone où les élèves arrivent en combinaison de ski à leur cours de karaté » s’amuse d’ailleurs un pratiquant…
Comment perdurer et motiver les troupes lorsque, de novembre à avril, retentit quotidiennement l’appel des pistes ?
1996. Bourg-Saint-Maurice et la voie de la main vide ? En 1991, un premier club axé shotokan voit le jour dans cette vallée dont, chaque année, au moins deux saisons sur quatre sont rythmées par le ronronnement des remontées mécaniques, des tire-fesses et des canons à neige. Contraint de fermer boutique au bout de cinq ans pour raisons professionnelles de son fondateur, cette première tentative laisse alors le champ libre, en cette même année 1996, à Laurent Serpaggi, un 4e dan ostéopathe formé à l’école shito-ryu, en quête d’un cadre pour sa pratique mais aussi pour celle de ses patients. Laurent Serpaggi ? « Un fondu à l’ancienne au sens noble du terme », ainsi que le décrit Sylvain Dupont, héritier de la troisième génération et actuel taulier du club, en énumérant une partie du copieux CV de son glorieux aîné, dont les engagements et les responsabilités en shito-ryu vont de la France jusqu’au Japon en passant par l’Italie voisine.
Shito-ryu. Désormais installé en Corse, celui qui est devenu 6e dan aura pris le temps d’asseoir les bases de son enseignement avant de laisser les rênes du club à Annick et Bernard Appourchaux, deux purs produits locaux. Accompagnés du président Jean-Marc Silva, par ailleurs directeur de l’influente association France Montagnes, puis bientôt par Laurent Kuzaj, les incontournables époux œuvreront deux décennies durant à la transmission d’une discipline et de la culture qui va avec, au cœur d’une vallée où « tout le monde se connaît ». Il y a quelques mois, M. et Mme Appourchaux ont laissé leur bébé à Sylvain Dupont, un passionné de 34 ans formé en Gironde auprès de Sylvain Queyroi. Premier dan shotokan en 2004, arrivé dans la région après une mutation professionnelle et licencié à Bourg-Saint-Maurice depuis 2010, le nouvel arrivant s’enthousiasme alors pour le shito-ryu.
Equations. Comme Laurent Kuzaj avant lui, Sylvain Dupont partage désormais sa semaine entre le club de Bourg-Saint-Maurice et celui de Moûtiers, à 27 km de là, soit « une centaine d’élèves en cumulé ». Aidé par deux ceintures noires sur Bourg et quatre sur Moûtiers, il poursuit une dynamique d’échange essentielle entre les deux seuls clubs de la vallée de la Tarentaise. Car à chaque rentrée, les mêmes équations reviennent, comme autant d’antiennes lancinantes : comment perdurer et motiver les troupes lorsque, de novembre à avril, retentit quotidiennement l’appel des pistes, de la luminothérapie et des sports de sensations ? Comment bâtir une dynamique de groupe lorsque, année après année, le cap du brevet des collèges puis du baccalauréat – pour ne parler que des filières générales – aiguille à chaque automne les élèves vers Lyon, Grenoble ou Chambéry, avec des problématiques de trajets rendant vite incompatible la poursuite de front des études et de leurs compléments sportifs du soir ?
Oser créer des ponts, même improbables sur le papier, comme celui avec le club de kayak de La Plagne
Oser. Si la panacée reste encore à inventer, des embryons de réponse existent. Ils font écho à un proverbe bien connu des gens du coin – « Si la montagne ne vient pas à toi, alors à toi d’aller jusqu’à la montagne ». Depuis deux décennies, le Shito Ryu Karaté Do Tarentaise ne craint pas d’oser. Oser des partenariats, des démonstrations en périscolaire, des stages ouverts à tous ou ce Challenge du Jeune samouraï si cher à Bernard Appourchaux, pour récompenser autant des attitudes que des progressions. Oser créer des ponts, même improbables sur le papier, comme celui avec le club de kayak de La Plagne – « les compétiteurs kayakistes ne navigant pas l’hiver sur l’Isère, c’est l’occasion de travailler le gainage, la stabilité ou les temps de réaction » observe Sylvain Dupont. Oser cette formation de gestion des conflits et des incivilités à destination du personnel des remontées mécaniques ou des chauffeurs de cars de Val d’Isère à l’approche de la saison d’hiver, en vertu de l’adage selon lequel « les vacances des touristes ne sont pas toujours celles des locaux, alors le karaté peut être un outil utile lorsqu’il s’agit d’apaiser des incompréhensions. » Protocoles de désamorçage et de distanciation, mises en situation (pao, cagoules, simulations sonores)… « Il y a une vraie demande, a fortiori dans le contexte actuel de vigilance face aux attentats, et les participants en ressortent grandis et rassurés quant à leur capacité à faire face à ces situations de stress » poursuit celui qui dit avoir beaucoup appris en la matière en travaillant longtemps dans la grande distribution.
Vallée. Étudiant en médecine chinoise pour devenir tradi-énergéticien, Sylvain Dupont n’oublie pas que le club dont il a aujourd’hui la responsabilité fut créé à l’origine pour soulager les patients d’un ostéopathe. Dans la foulée de ses prédécesseurs, son enseignement, nourri par autant d’années de lectures théoriques qu’un quart de siècle de pratique, se veut donc à la fois « préventif et passionné, puriste et réaliste, fougueux et raisonné ». Son credo ? « Il y a meilleur, mais il y a aussi moins bon. Mon but est de personnaliser et d’adapter mon enseignement, afin que chacun en retire ce qui sera bon pour lui. Je suis né shotokan et le resterai, mais je pratique et enseigne également le shito-ryu, alors mon karaté est ce mélange de dureté et de fluidité, ce Yin et Yang que j’appelle le « karaté tout court ». La main vide signifie l’ouverture et l’adaptation. Elle permet de prendre et d’apprendre sans cesse. Au fond, nous essayons d’avoir un club à l’image de notre vallée : fort comme nos montagnes, robuste comme notre climat et fluide comme nos rivières, le tout en restant zen car notre région c’est quand même un peu les vacances tous les jours [Sourire]. En un mot comme en cent, notre art est comme le paysage qui nous entoure : il est juste magnifique ! »
Jessica Maître, première de cordée
Assidue des tatamis de la Montée des Écoles de 2000 à 2008, avant de continuer sur Moûtiers puis sur Paris, Grenoble et enfin Nice où elle en termine avec un Master en Staps tout en obtenant son DIF, la -61kg de 24 ans raconte ce que furent ses années boraines, entre paramètres alpins, impératifs de mobilité et leadership régional à l’ombre de la championne du monde Marie Bui : « J’ai commencé à l’âge de 7 ans et suis restée sur le club de Bourg-Saint-Maurice jusqu’à la fin de mes années collège, où le passage en filière littéraire au lycée m’a fait continuer à Moûtiers. J’ai eu successivement comme professeurs Laurent Serpaggi, Bernard Appourchaux, Marc Vogel puis Laurent Kuzaj que j’ai suivi ensuite à Moûtiers à l’époque où Sylvain Dupont arrivait. J’habitais alors à la station de La Rosière, à 1 850 m d’altitude. Comme je m’entraînais tous les jours, j’ai beaucoup mis mes parents à contribution pour les trajets. En montagne, la voiture est un tel critère d’autonomie que je n’avais que 18 ans et trois jours lorsque j’ai obtenu mon permis de conduire ! ». « Le bagage technique, le parcours et le palmarès de Jessica ont motivé une nouvelle génération de compétiteurs » se réjouit Sylvain Dupont en hommage à celle qui aura conservé le plus longtemps possible sa licence au club de ses débuts. « Grâce à eux, les couleurs de la ville de Bourg-Saint-Maurice brillent enfin autrement que par les seuls sports d’hiver, un peu partout en France. »
Anthony Diao / Sen No Sen