Con Kassis, le fils choisi du shito-ryu
Itinéraire d'un Australien devenu disciple de Kenei MabuniSon histoire ferait un très beau film. Par amour du karaté, cet Australien a tout sacrifié à la découverte du shito-ryu au Japon, où il est devenu le disciple favori de Kenei Mabuni. En stage en France il y a quelques jours, rencontre avec le détenteur d’un trésor, celui de sa mémoire.
Comment avez-vous commencé le karaté ?
Issu d’une famille grecque, je suis arrivé à quatre ans en Australie. À l’époque – ce n’est plus le cas aujourd’hui –, il y avait des tensions autour des émigrants italiens, français, grecs que nous étions. Je suis devenu un adolescent bagarreur et énervé, j’allais vite à la confrontation. Le karaté, pour moi, ce fut d’abord une méthode pour apprendre à me battre mieux, à être plus fort. Bien sûr, je n’avais aucune idée que je pratiquais un style particulier. Évidemment, plus je m’entraînais, moins j’avais envie de me battre. J’ai commencé à être attiré par la profondeur du karaté, sa dimension réelle. J’étais venu pour le kumite, le combat, mais j’ai vite commencé à m’intéresser de plus en plus au kata.
Qu’est-ce qui vous a attiré dans le kata ?
Au début, j’ai été impressionné, tout simplement. Cela me paraissait très beau. Par la suite, j’ai compris qu’au fond, pour moi, il y avait plus de challenge dans cet apprentissage. Je ressentais que c’était plus intéressant, plus riche. La technique en général m’inspirait une intense curiosité. En pratiquant, j’ai senti que le kata me faisait plus de bien que le combat. Il m’aidait à dépasser le stress que je ressentais, à aller au-delà de mes propres barrières. J’avais commencé vers quinze ans mais, au bout de quelques années, j’ai ressenti les limites de ce que l’on m’enseignait. Je voulais en savoir toujours plus sur le kata, les formes, le sens de tout cela, que je comprenais mal, les origines. Le sport australien n’était pas encore tellement développé, et le karaté pas plus que le reste. J’ai compris qu’il fallait que j’aille chercher autre chose, ce que je pressentais comme possible. Dès mes vingt ans, j’ai commencé à rêver de départ, mais les sources étaient loin et je n’avais pas les moyens. Je travaillais comme mécanicien automobile. Il a fallu que j’attende mes vingt-neuf ans pour aller au Japon et devenir, pendant vingt-neuf ans, un élève direct de Kenei Mabuni.
Comment cela a-t-il été possible ?
Dans mon approche du Japon, je me suis d’abord rendu à Hong-Kong, dans un club de shito-ryu qui avait le contact. Ils m’ont fait une lettre pour Kenei Mabuni, ce qui m’a ouvert les portes de son club. Nous étions en 1996, il avait 70 ans. Pendant mon séjour, j’ai été là tous les jours et je crois qu’il a reconnu ma passion. Il m’a même demandé de l’assister pour un livre un ou deux ans plus tard, à la grande surprise de son entourage japonais qui me demandait pourquoi Mabuni Sensei m’avait demandé ça, à moi ! Bien sûr, je ne savais pas quoi dire, d’autant que ce n’est pas l’habitude de donner aux étrangers dans la mentalité japonaise, mais je pense qu’il appréciait mon engagement, ma sincérité totale. Par la suite, j’ai accumulé plus de cinquante voyages vers le Japon pour être à la hauteur de ce lien privilégié.
Et finalement, pourquoi pensez-vous qu’il vous ait choisi de cette façon ?
Il n’y avait rien de pensé, aucune stratégie là-dedans. Il était à un âge où il voulait juste donner et moi je voulais recevoir. J’étais sans cesse à vouloir apprendre un kata nouveau, et lui à donner, en insistant plutôt pour que je fasse un travail approfondi sur chacun, en me donnant quantité de détails qu’il connaissait à propos de chaque geste, de chaque posture. Aujourd’hui, je suis souvent embarrassé de voir de très grands experts, quand ils ne sont pas sûrs de quelque chose, venir me demander ces points de détail. « Mabuni Sensei faisait-il comme ça ? Ou comme ça ? » Cela continue de m’intimider un peu. Mais cette proximité sur des années, ce travail constant avec lui, c’est le trésor que j’ai en partage.
Quel kata préférait Mabuni Sensei ?
Je le lui ai demandé, et c’est Nipaipo qu’il préférait. Il pensait que c’était le plus avancé, car le plus riche en ce qui concerne le bunkai. Moi, j’aime bien aussi Suparinpei et Gojushiho. Le père de Kenei Mabuni, Kenwa, préférait Gojushiho. Pour être honnête, je ne sais pas très bien pourquoi, sinon que c’était le kata le plus avancé de maître Itosu et que Kenwa Mabuni adorait Itosu. Au fur et à mesure, j’ai réalisé ma chance en mesurant combien il y avait à apprendre. On peut aborder une soixantaine de katas en shito-ryu. Je me sens vraiment privilégié. Kenei Mabuni avait dédié sa vie à donner à ceux qui le souhaitaient la beauté de ce qu’est le kata, de ce qu’il veut dire. En trente ans, dans son dojo, j’ai dû faire cinq fois du kumite. Mais il m’a offert une multitude d’informations sur les origines de chaque chose. Pourquoi on met la main comme ça, le pied comme ça, ce qui vient du Shuri-te d’Itosu, du Tomari-te de Matsumura, du Naha-te d’Higashionna, de la Grue Blanche chinoise… C’était d’une richesse infinie.
Comment votre entourage a-t-il accepté votre engagement auprès de Mabuni ?
Je dois être honnête, ce ne fut pas facile pour eux. J’allais là-bas plusieurs fois par an en mettant tout mon argent et mon temps libre dans cette passion. Mabuni Sensei venait aussi régulièrement. Mes amis étaient ensemble à la plage quand ils faisaient chaud en été et à la maison devant le feu quand il faisait froid en hiver, et moi… j’étais dans un dojo. Quant à ma famille, c’était d’autant plus dur pour eux qu’ils ne comprenaient pas cet engagement. En un sens, j’ai mis beaucoup de pression sur mes proches, qui ont dû prendre ça pour ce que c’était au fond : une sorte d’addiction. Mais, au fil des années, ce qui était une démarche très personnelle a évolué et le sens s’est révélé. Je n’avais pas spécialement le projet d’être professeur, mais de plus en plus en plus de gens sont venus me trouver. J’ai réalisé progressivement, et aussi dans le regard des autres, que j’avais quelque chose de très précieux à donner à mon tour à ceux qui le souhaitaient. Ce monde du karaté shito-ryu reste un petit monde et le savoir est souvent parcellaire. Durant les stages, beaucoup de gens venaient me dire « Ça, on ne savait pas, on ne connaissait pas ». Je me sens responsable de ce qui m’a été donné.
C’est une lourde responsabilité. Comment faites-vous pour conserver la mémoire de tout cela ?
Oui, cela fait peur parfois de se dire que tant de choses n’ont pas été enregistrées, que l’on peut perdre du savoir en chemin. Heureusement, il y a d’autres personnes qui ont bénéficié de l’enseignement profond de Kenei Mabuni – pas beaucoup – et j’ai besoin de les voir régulièrement pour ne pas oublier, et pour voir aussi comment ils font évoluer ce patrimoine, comment ils l’incarnent à leur façon. Le karaté, c’est ça. Il y a aussi le fils de Kenei Mabuni, Kenyu, qui a une très grande connaissance et avec lequel je continue d’apprendre. Aujourd’hui, et dans la dynamique olympique actuelle d’autant plus, le shito-ryu s’oriente beaucoup vers l’aspect sportif. C’est une bonne chose. J’aime le sport, on peut dire que c’est le sport qui m’a amené ici, devant vous, pour cette entrevue. Mais c’est un problème quand, sous prétexte de rendre un geste plus séduisant, on ne se préoccupe plus du sens originel. Même au Japon, on commence à me dire : « On tourne la main comme cela parce que c’est mieux pour les juges ». On fait vite ce qui doit être exécuté lentement, dans l’esprit ancien des arts martiaux chinois, malgré les bienfaits sur la santé qui faisaient partie de cette recherche ancestrale. Il faut être attentif. Car, quand les arbitres ne valoriseront que les gestes faux, il ne sera plus possible d’exécuter un kata traditionnel en compétition. Il faut que nous fassions en sorte d’avoir des règles qui valorisent la bonne compréhension du kata.
Qu’est-ce que la tradition ?
La tradition, c’est le sens. Il faut savoir pour quelles raisons on place la main ou le pied comme ça, pourquoi ce rythme, à quoi sert ce geste. Il faut avoir une idée approfondie des éléments du bunkai. Et, bien sûr, il faut respecter tout cela dans la forme.
Que pensez-vous du shito-ryu français ?
Ici, c’est le shotokan qui prédomine, mais, malgré tout, le niveau du shito-ryu français m’a paru bon, même si, ici comme ailleurs, il y a parfois un petit manque de connaissance sur les raisons pour lesquelles on fait les choses ainsi, et pas d’une autre façon. Nakahashi Sensei avait d’excellentes relations avec Kenei Mabuni, et c’est peut-être une raison qui a contribué à la qualité générale. J’ai aussi été touché et heureux de voir autant de karatékas shotokan travailler sur le stage que l’on m’a demandé d’animer, de les voir sortir avec plaisir de leur zone de confort. Tout cela est très sain. Je me suis fait beaucoup d’amis, on travaille dans le même sens, j’aime Paris et la France. Je reviendrai rapidement !
Emmanuel Charlot / Sen No Sen
Photos Denis Boulanger / FFKaraté