Confidences pour confidences
Interview avec Lucie Ignace et Anne-Laure FlorentinElles sont toutes les deux triples championnes d’Europe. Et complices aussi. Il était logique de les réunir pour comprendre leur cheminement, ce qui les anime, ce qui les transcende, ce qui fait, chez elles, la performance. Interview en mode confidences de deux piliers de l’équipe de France.
Vous êtes toutes les deux triples championnes d’Europe. Trois titres, c’est forcément mieux qu’un ou deux (sourire). Mais vous, comment les comptez-vous ? Est-ce que, finalement, c’est une simple accumulation ?
Anne-Laure Florentin : Une fois, c’était magnifique, en plus c’était à Montpellier. Deux fois, c’était la confirmation, et c’est vrai que trois fois, c’est la sur-confirmation. C’est une émotion différente, ça marque un parcours.
Lucie Ignace : J’ai été championne du monde tout juste arrivée en seniors mais, aux championnats d’Europe, j’ai toujours fait troisième. J’ai eu un titre de championne du monde avant d’avoir au moins un titre aux Europe, et je me disais peut-être que je ne pourrais jamais connaître ça. Et puis mon premier titre est arrivé en 2015. Mon sentiment d’alors, c’était « bah, enfin ! ». Après, à Montpellier en 2016, on était à la maison. On savait qu’il allait y avoir notre famille, qu’on allait être dans un contexte favorable. Confirmer a donc été magnifique mais, comme Anne-Laure le dit, ce sont des sensations complètement différentes. La première fois, j’étais donc soulagée. La deuxième fois, je me suis dit « ah ouais, ça veut dire que je commence à être pas mal là. Deux titres, c’est bien ». En 2017, je perds en finale, j’en sors frustrée. Là, en 2018, dans un contexte différent où j’accumulais un peu les défaites, j’avais quelque chose à me prouver. Je suis arrivée sur ces championnats avec la rage et, du coup, les émotions étaient encore nouvelles. Là, j’ai senti un nouvel accomplissement.
« Longtemps, je m’amusais beaucoup à l’entraînement, et ça me suffisait. »
L. Ignace
Vous êtes dans des logiques différentes toutes les deux. La confirmation pour toi Anne-Laure, plutôt la réaffirmation pour toi Lucie. Ça fait quoi d’être des piliers de cette équipe ?
Anne-Laure Florentin : Je ne le ressens pas exactement comme tu le dis. En fait, j’essaie surtout de ne pas reproduire les erreurs que j’ai pu faire sur les championnats précédents, même si je les ai gagnés. Je dirais même que mon objectif, c’est de réduire ce nombre d’erreurs, savoir qu’il n’y a plus de zone d’incertitude qui peut conduire à la défaite – il y a les compétitions intermédiaires, de réglages pour ça –, c’est comme ça que j’avance. Et je crois aussi que le fait de ne jamais vouloir revivre l’échec des mondiaux 2016 à Linz (Autriche) m’a mis un coup de boost pour les deux derniers championnats d’Europe.
Et toi Lucie ? Cette idée de revenir en pleine lumière, de réaffirmer ton statut du leader ?
Lucie Ignace : Plus le temps passe – je ne sais pas si c’est personnel ou si c’est une logique qui vient avec l’expérience – plus je mets les bouchées doubles. Franchement, j’ai l’impression de travailler dix fois plus que l’année précédente, parce qu’on se connaît toutes. C’est de plus en plus difficile. Je regardais peu les scores parce que j’étais dans ma compétition, mais c’est souvent du 2-1, du 3-2. La finale, je la gagne 2 à 1, ça se joue à pas grand-chose, et je me dis que c’est vraiment un accomplissement parce que l’on travaille dur.
Et tu travailles vraiment dix fois plus, tu penses ?
Lucie Ignace : Oui, vraiment. Si je compare par rapport à Bercy, en 2012, je m’entraînais, mais, était-ce de l’insouciance, je m’amusais beaucoup à l’entraînement, et ça me suffisait.
Anne-Laure Florentin : Le karaté, comme le reste des sports, se professionnalise en fait.
Lucie Ignace : C’est ça. Maintenant, je prends les choses très à cœur, même en dehors, que ce soit sur la logique de préparation générale, le physique, l’alimentation – j’ai beaucoup changé là-dessus parce qu’avant, franchement… (rires). En fait, quand je vois un championnat d’Europe arriver, je me dis « ah bah, j’ai envie d’être championne d’Europe moi ! ». Je précise : je ne me dis pas « bon, je suis déjà trois fois championne d’Europe ». Je veux l’être une quatrième fois.
Anne-Laure Florentin : Je pense que l’on a juste aussi envie de kiffer le moment, surtout quand tu sais ce que ça fait !
« Le truc en plus cette année, c’est cette organisation complètement différente avec le groupe olympique au Pôle France. » A.-L. Florentin
Comment fait-on pour être aussi régulier, quel est votre secret ?
Anne-Laure Florentin : Comme le dit Lucie, c’est le travail, il n’y a pas de miracle. Je pense avoir toujours travaillé. Là, le truc en plus cette année, c’est cette organisation complètement différente avec le groupe olympique au Pôle France et la perspective des JO. Psychologiquement, c’est un moteur puissant, mais ça demande aussi de la concentration. Personnellement, je sais que cette concentration, c’est la clé pour réussir ma compétition. Si ce n’est pas le cas, je sais que je vais être à côté de la plaque.
Et toi, Lucie, cette force mentale sur les événements importants ?
Lucie Ignace : Je me parle. Par exemple, au mois de janvier, je commençais déjà à me dire « bon les Europe, c’est au mois de mai. Donc je dois commencer à me régler, j’essaie de… ». Nous avions quatre compétitions avant ce championnat, je m’étais donné des objectifs intermédiaires. Par exemple, être au poids un mois avant. Comme Anne-Laure, il faut que je me sente vraiment hyper concernée par la compétition. Je dois pouvoir me dire sincèrement « voilà, c’est bon, je suis prête ». J’ai mes habitudes. De janvier jusqu’au mois d’avril, je travaille vraiment dur, je vais me faire mal tout le temps, et puis trois semaines, un mois avant le championnat d’Europe, je regarde si je me sens bien. Je sais si je vais être dedans ou pas.
Sur le plan mental, on voit bien que tu es capable de te focaliser sur des compétitions précises. Est-ce que tu as une approche particulière pour faire ce travail de visualisation ?
Lucie Ignace : Oui, à La Réunion, j’ai un préparateur mental. Je travaille avec lui depuis 2014, parce qu’aux mondiaux de Brême cette année-là, j’étais envahie par le stress. Je me focalise trop sur les grosses compétitions, je me mets la pression longtemps avant. J’étais arrivée à Brême complètement tétanisée, je n’arrivais pas à m’exprimer, je ne savais plus quoi faire. Alors j’ai décidé de travailler avec quelqu’un qui puisse m’apprendre à respirer correctement, à gérer mon stress. Nous nous voyons deux fois par semaine, car c’est aussi mon préparateur physique.
Tu dis souvent qu’il y a toujours un moment dans la compétition où Olivier (Beaudry) t’engueule. Tu peux préciser ?
Lucie Ignace : Toujours (rires). Parce que je prends toujours des points à dix secondes de la fin. Je décroche. Quand il reste dix secondes, je me dis « ah, ça va, cool ». On apprend de ses erreurs, mais pas assez je crois. L’année dernière, je perds à deux secondes de la fin en finale européenne alors que je dominais tous mes combats. En fait, le stress prenait tellement le dessus… Je vivais un calvaire.
Et toi Anne-Laure, tu n’as pas semblé du tout stressée en Serbie…
Anne-Laure Florentin : Ce n’est pas ma nature (rires). Non, je rigole, je ne sais pas. Ma préparation pour ces championnats d’Europe a été assez tumultueuse car j’ai pris ce K.O. à Rotterdam et j’ai dû m’arrêter un mois. Cela m’a permis, je pense, de prendre du recul mais, quand j’ai repris, j’avais vraiment très envie parce que j’avais aussi eu l’impression d’avoir perdu du temps. Je me suis remise à 400% dans ma préparation. Du coup, je suis arrivée sur la compétition avec une grosse envie de gagner. Je n’étais pas très bien à l’échauffement, et même entre les tours, mais à partir du moment où je rentrais pour aller combattre, que ce soit sur la finale ou sur les tours préliminaires, je ne voyais que le tatami, mon adversaire, mon coach et moi, et c’est tout.
« Mon entraîneur m’a beaucoup fait travailler les katas pour que mes techniques soient lisibles. » L. Ignace
Comment vous préparez-vous durant les 24h ou 48h qui séparent les éliminatoires de la finale ?
Anne-Laure Florentin : Pour moi, c’est de la visualisation. La veille de la finale, je me suis couchée en pensant au combat, j’ai fait un peu de visualisation de la Grecque, c’est une fille que j’avais déjà prise, donc j’ai regardé nos oppositions, j’ai visionné un peu ses derniers combats. C’est normal, c’est quelque chose qu’il faut faire. Après, derrière, je me suis endormie, j’ai pensé au combat et aux techniques que je voulais faire, je les ai visualisées et je me voyais marquer. Je me prépare comme ça.
Cette finale, est-ce qu’elle s’est passée comme tu l’avais prévue ?
Anne-Laure Florentin : Sur deux techniques oui, après j’avais imaginé lancer une canne… (rires). Après, je ne sais pas ce qu’il s’est passé aussi, pendant mon échauffement, je ne me sentais pas super bien, je me sentais lourde, en plus j’étais un peu malade avant la compétition, un peu fatiguée… Je me suis arrêtée et je me suis tout simplement dit : « tu as deux minutes à faire, ce ne sont que deux minutes, si tu veux garder ton titre, il te reste deux minutes ». À partir du moment où je suis arrivée dans la salle, je me suis focalisée sur le tatami et, là, je n’entendais plus rien autour.
Techniquement, c’était extrêmement précis… Tu as attaqué cinq fois, tu as marqué trois fois…
Anne-Laure Florentin : Sauf la canne malheureusement. Oui, je ne sais pas si c’est une finale parfaite, en tout cas, c’est une finale gagnée, d’un peu plus d’un point, avec l’idée de faire mieux que les compétitions précédentes. Ne pas se contenter, comme à Montpellier en 2016 ou l’an passé encore, de mettre un point puis de verrouiller le combat. Là, je n’avais pas envie de ça. C’est difficile à exprimer. Je n’étais pas sereine mais j’avais confiance en moi, en mes techniques.
Techniquement, dans des registres différents là aussi, vous êtes très précises, vous découpez bien vos attaques…
Lucie Ignace : Moi, j’en suis consciente, je sais d’où ça vient. C’était dans le plan de mon entraîneur que je fasse beaucoup de katas, pour que je sois techniquement précise même si je combats. Il a toujours voulu que je combatte proprement, que les techniques soient lisibles, que ce soit clair, net, précis… et beau. Du coup, j’avais parfois du mal à accepter que l’on me donne des points que je ne voyais pas assez propres, pas beaux. Franchement, ça me déplaisait, je sortais du combat en faisant la gueule. Olivier (Beaudry) me disait souvent « mais c’est quoi ton problème ? Tu as eu ton point, tu salues et tu dégages ». Bon, maintenant, tous les points, je les prends (rires).
Anne-Laure Florentin : Je ne peux pas dire que ce sont les katas qui m’ont aidée, parce que je suis nulle en katas, clairement. Mais j’ai beaucoup travaillé parce qu’à la base je n’avais pas vraiment une technique de folie. Je l’ai beaucoup travaillée, comme le fait de s’exprimer, de lâcher le kiaï. Ça reste important de montrer aux arbitres que l’on a marqué, qu’il n’y a pas de doute. C’est vrai que je m’exprime, ce que je ne faisais pas forcément il y a quatre ans en arrière. Il faut savoir faire la décision, ça aide aussi les arbitres à assumer certains choix.
Lucie Ignace : Tu as raison. Le « regarde, j’ai marqué ! T’as pas vu ? », c’est ça en fait.
L’arbitrage. Avec le « senshu », la stratégie de combat a encore évolué. Comment fait-on pour marquer un premier point à son adversaire ? Toi, Lucie, tu es patiente par exemple…
Lucie Ignace : C’est ce que vous voyez mais, au fond de moi, j’ai envie d’attaquer vingt fois ! C’est juste qu’Olivier me dit « tu n’as pas intérêt à le faire, parce que tu vas le regretter ». Moi, si on me laisse faire, j’attaque tout le temps, tout le temps, tout le temps, tête baissée, comme à l’entraînement, j’adore attaquer et j’aime faire plein de trucs dans tous les sens. Or, je dois me contenir. En fait, au fond de moi, face à l’adversaire, je me dis « tu as trop envie d’attaquer hein ? Mais ne le sors pas ! ».
Pourquoi faut-il attendre ?
Lucie Ignace : Celui qui prend le premier point a un sacré avantage. Mais imaginez : trois points, l’autre doit remonter quatre points, c’est la galère. Même psychologiquement, c’est compliqué à gérer. Moi, je n’aime pas être menée. L’autre va forcément se découvrir, on est obligé de se découvrir pour revenir.
Et pour toi Anne-Laure ?
Anne-Laure Florentin : Franchement, quand je monte sur le tapis, je ne pense même pas au « senshu » en fait. Après, tout dépend du profil de l’adversaire, on ne va pas avoir la même stratégie de combat en fonction de la personne que l’on a en face de soi. Si on prend deux profils différents, entre la Grecque que j’ai prise en finale et la Japonaise qui est une adversaire majeure sur le circuit, je sais que la Grecque va plus avoir tendance à venir vers moi, alors que la Japonaise va être patiente et on peut rester deux minutes à ne rien faire, ça ne va pas la déranger.
« J’ai ce goût de la compétition, du travail, l’envie de réussir ce que j’entreprends. »
A.-L. Florentin
Que faut-il faire pour la Japonaise ? Il faut l’agresser ?
Anne-Laure Florentin : Si je le savais, je l’aurais déjà battue ! La réponse se trouve dans le travail.
Lucie, à quoi penses-tu quand vous êtes à 1-1 avec Serogina ? Il reste quelques secondes, c’est elle qui déclenche parce que, probablement, elle n’est pas très sereine sur la décision, mais toi ?
Lucie Ignace : Quand j’ai su que c’était elle que j’allais prendre, j’étais stressée. Parce que je sais qu’elle recule, qu’elle prend toutes les erreurs, et voilà… Elle ne fait pas grand-chose mais ce qu’elle fait, c’est parfaitement réalisé. Je n’avais pas le droit à l’erreur. Je me suis répété ça dans ma tête jeudi soir, vendredi soir, et je suis arrivée prête le samedi. Je me suis dit : « c’est toi qui vas venir, j’aurais envie, mais je ne viendrai pas, c’est toi qui vas faire l’erreur ». Elle m’avait battue aux mondiaux 2014. Depuis, je l’ai battue quatre fois.
Vous avez des parcours évidemment assez différents. Anne-Laure, tu as un peu forcé le destin. Comment as-tu géré cette montée en puissance ?
Anne-Laure Florentin : Mon parcours, justement, m’a bien aidée à me dire : « tu n’as pas de temps à perdre », parce que ma première sélection en individuels, c’était à Montpellier en 2016. Les difficultés que j’ai pu avoir en amont de ma première sélection, m’ont bien forgée parce que j’ai eu des moments vraiment difficiles, où j’avais presque envie de baisser les bras, où je me disais « ce n’est pas possible, ça ne va jamais arriver ». Mais je crois que j’ai ce goût de la compétition, du travail, l’envie de réussir ce que j’entreprends.
Et toi Lucie, ce long parcours que tu maîtrises ? Comment as-tu réussi ça ?
Lucie Ignace : C’est arrivé très vite alors que je m’étais toujours dit que, quand je serais championne du monde, j’arrêterais. Quand j’ai remporté l’or mondial, je me suis dit « comment je vais faire maintenant ? C’est quoi mon projet ? ». En fait, je n’étais pas prête à ce qui m’est arrivé. La suite, je l’ai d’abord vécue comme un calvaire. J’ai continué à combattre comme j’étais arrivée, mais ça ne passait plus. Pendant un an, rien ne passait. Europe 2013, rien, Europe 2014, rien, mondiaux 2014, rien. J’étais scrutée, les filles avaient compris ce que je faisais. Il m’a fallu tout changer. J’ai dû apprendre en perdant après avoir gagné, à l’inverse d’Anne-Laure. Je voyais l’échec comme la fin du monde en mode « si je perds, j’arrête, je m’en vais, je ne m’entraîne plus jamais ». J’ai appris à en faire quelque chose et j’ai passé les caps comme ça. Cela permet aussi de savourer les victoires comme ce 3e titre continental.
Un mot l’une sur l’autre pour conclure… Ce qui vous vient à l’esprit sur son karaté, son attitude…
Anne-Laure Florentin : Les quarante selfies par jour, on en parle ? (rires). J’ai toujours admiré sa carrière, ce karaté très précis, très pur. Ses techniques, c’est carré, on voit que rien n’est laissé au hasard, en pieds comme en poings. Après, je l’aime aussi en tant que personne. Je l’aime bien parce qu’on rigole pour tout et n’importe quoi, c’est ce côté aussi de ne pas se prendre au sérieux… d’apprécier la vie.
Lucie Ignace : Anne-Laure ? C’est quelqu’un qui ne se prend pas la tête. Clairement, ce n’est pas avec elle que tu vas t’embrouiller ou, si c’est le cas, c’est que vraiment, tu l’auras cherché. On va s’ambiancer pour rien en fait. Après, sportivement parlant, sa détermination et sa persévérance sont remarquables. Elle a une place de leader aujourd’hui, mais je pense qu’à sa place, il y a énormément de gens qui auraient baissé les bras… Il fallait vraiment y croire. Pourtant, durant toutes ces années, pas une seule fois je ne l’ai vue broncher à l’entraînement.
Propos recueillis par Emmanuel Charlot, avec Diane Voukassovitch-Cheymol / Sen No Sen
Photos : Denis Boulanger / FFKaraté