« Le seul moteur, c’est le travail »
Didier Lupo, l'excellence en toute occasionChampion de France kata et combat, champion d’Europe combat à l’âge de dix-huit ans, Didier Lupo dit pourtant de lui-même que sa motivation ne fut pas d’accumuler les titres, mais « d’être fort ». Une passion pour la maîtrise que ce septième dan de cinquante-trois ans, expert fédéral et membre de la commission spécialisée des grades et équivalents (CSDGE), continue de diffuser dans ces cours et les nombreux stages qu’il assure. Une vie dédiée à l’excellence.
Une autre catégorie d’hommes
C’est à neuf ans que j’ai commencé le karaté, du côté de chez moi, à Marseille, sous la direction d’Albert Caelles, septième dan aujourd’hui, grâce à un cousin plus âgé. C’était un homme très à cheval sur les bases, les fondamentaux, et je lui dois cela. C’était aussi, surtout, l’incarnation du professeur. Les motivations profondes, comme la mienne, peuvent naître de différentes sources. Pour moi ce fut celle-là : l’admiration pour ces grandes ceintures noires, que j’imaginais être une autre catégorie d’hommes. C’était ce que je percevais avec mes yeux d’enfant, mais, au fond, je n’étais pas si loin que cela. À l’époque, je n’avais aucune idée du niveau technique de mon professeur. Je le voyais immense et c’était suffisant. Par la suite, j’ai pu le recroiser d’année en année dans des stages où il venait lui aussi se perfectionner. Mon admiration de jeunesse était confirmée par une expérience plus mûre, plus avertie des choses. Vouloir toujours être meilleur, ne pas se contenter de gérer une situation, mais continuer à avancer avec modestie, c’est cela le Budo, je crois.
Difficile de tutoyer
Par la suite, avec la compétition, j’ai rejoint le gros club de la région, sous la direction de Jean-Luc Bricard, lui aussi septième dan désormais, qui m’a fait atteindre très rapidement des objectifs élevés et qui nous engageait aussi bien en kata qu’en combat. La dernière étape, ce fut à l’époque où j’entrais en équipe nationale. Je revois la fluidité, la qualité des appuis, la puissance contrôlée, le charisme… j’avais l’impression d’entrer dans une autre dimension. Tous ces gens, pendant très longtemps, je les ai imités du mieux possible, mais je ne les ai pas tutoyés. Francis non plus, je n’osais pas. Les autres le tutoyaient, moi je trichais en choisissant des formulations neutres. Désormais, je tutoie tous ces gens – depuis pas si longtemps ! Le privilège de l’âge dira-t-on. Mais je me souviens toujours de ce que je leur dois.
Ce que je cherche toujours pour moi
Depuis la première fois que j’ai senti cette odeur si particulière du dojo et jusqu’à aujourd’hui, j’ai toujours été guidé par une volonté forte, un enthousiasme lié au projet d’approfondir. Le seul moteur chez moi, c’est le travail. Ceux qui me connaissent le savent : ma façon d’enseigner, c’est d’abord de me mettre devant et de faire, de donner l’exemple. Pendant les cours, quand vous donnez le rythme et montrer les séquences à travailler, tout passe vite. On regarde la pendule et c’est déjà la fin. Les fois où, pour une raison ou pour une autre, je ne peux pas jouer ce rôle, j’ai l’impression que le temps se traîne. Aujourd’hui, j’ai la responsabilité de juger des sixièmes dan et c’est ce que je cherche à distinguer chez eux : cette efficience qui vient du travail personnel. J’attends qu’ils démontrent leur maîtrise de la mécanique technique et la maturité qui va avec. Au fond, ce que je cherche toujours pour moi en fait. La différence entre un sixième et un septième dan ? Peut-être un peu moins de cheveux ? Selon le règlement, la différence, c’est huit ans d’attente minimum. Finalement, elle me plaît cette vision sobre des choses. On va juger les fondamentaux d’un homme qui a vieilli un peu plus, mais qui a aussi huit ans de maturité, huit ans de travail en plus. Pas besoin de grand mot pour ça.
Les progrès, c’est de l’épure
Progresser ? Ce serait déjà ne pas s’endormir sur des acquis. De mon point de vue, tout part des fondamentaux. Quand tu es encore jeune, tu veux en rajouter. Tu veux tellement montrer que tu as tendance à compliquer un peu. Avancer dans le travail, c’est de l’épure. Progresser, c’est sans doute simplifier et discerner ce qui fait le cœur des choses. L’été, j’aime bien recommencer plus tôt au club. Arriver avant les élèves et travailler pour moi pendant quelques jours. Dans ce cas, ce que tu fais, c’est de revisiter tes appuis, tes ancrages, tes postures… L’essentiel quoi.
Une belle aventure
On a tout de même de la chance de pouvoir approfondir encore. Comprendre mieux, mieux faire. C’est l’impression que j’ai toujours, après toutes ces années. C’est tout de même une belle aventure le karaté… Tu es fidèle à tes professeurs, aux aspirations de tes dix ans, tu suis le chemin qui a commencé à se dessiner là. Aujourd’hui, je peux donner des conseils techniques à Enzo Montarello, qui passe me voir de temps en temps, et, quand il s’en va, ce sont des douze ans orange-verte qui arrivent avec leurs propres demandes, leurs logiques de progression, tout aussi passionnantes et précieuses. C’est à cela que le professeur doit répondre. Et de temps à autre, tu vois passer un homme que tu as connu quand il avait six ans, vingt ans plus tôt, et qui te dit combien tout cela a compté dans sa vie. C’est le club le cœur de cette expérience. Idéalement, après avoir transmis le karaté tant que l’on le peut, il faudrait pouvoir ensuite transmettre l’outil.
Le stage, l’aiguillon
Aujourd’hui, j’ai l’impression de vivre un équilibre très harmonieux. J’ai ma famille, mon club, qui est aussi comme une famille d’ailleurs, mais avec soixante-dix ceintures noires sur le tapis. J’ai mon entraînement personnel, mais j’ai aussi le privilège de donner des stages. Pour moi, c’est comme pour les gens qui viennent, c’est un aiguillon. C’est le moment où je dois mettre en accord ce que je dis et ce que je fais devant un public. J’adore cette sensation d’être sollicité, de devoir donner le meilleur. En plus, j’ai le grand avantage de souvent partager ces moments avec mon ami Jean-François Tisseyre, et c’est magnifique de pouvoir échanger comme nous le faisons en nous répondant sans avoir spécialement travaillé ensemble en amont la leçon, mais parce que nous sommes complémentaires et attentifs aux directions prises par l’autre. C’est passionnant de le regarder faire en réfléchissant à ses choix, à sa façon de pratiquer, et aussi d’avoir son regard expert quand c’est à soi de montrer quelque chose. Ce sont de très bons moments pour nous, et les gens s’y retrouvent je crois.
Après quoi on court
Quand tu es jeune, tu commences par courir après les titres. Après, tu cours après les grades, puis la renommée. Honnêtement, j’ai l’impression de ne plus courir après grand-chose, sinon le plaisir de faire mes cours, le plaisir du karaté. Un plaisir particulier tout de même, qui consiste à sacrifier un samedi matin pour travailler ses appuis pendant deux heures. Un plaisir qui fait un peu mal aux jambes ! Peut-être faudrait-il parler de bonheur ? En y réfléchissant, un accomplissement, disons le fait d’aller au bout de son chemin personnel, c’est peut-être ça : prendre du plaisir à des choses qui ne sont pas de simples divertissements, qui font un peu mal, mais tellement de bien.
Texte et photos Emmanuel Charlot / Sen No Sen