Hiroo Mochizuki
« Échapper au conditionnement »Au bout du parcours et de l’accomplissement, une dernière urgence : trouver un surcroît de liberté et d’intelligence. La leçon d’un dixième dan qui n’est pas lassé de comprendre ni d’apprendre.
Hiroo Mochizuki en bref
Né le 21 mars 1936 à Shizuoka au Japon, Hiroo Mochizuki est le fils de Minoru Mochizuki, élève direct de Jigoro Kano et de Morihei Ueshiba. Mochizuki fils, judoka et aïkidoka, a enseigné ces disciplines en France et y a été le premier expert de karaté. Il est aujourd’hui le plus haut gradé français de sa discipline avec le 10e dan. Sur la base de sa connaissance encyclopédique des arts martiaux, il fonde à la fin des années soixante le yoseikan budo, dont il crée la fédération française en 1975. Professeur diplômé d’État, médaillé d’or Jeunesse et Sport, expert fédéral auprès de la FFKDA, il détient les grades suivants : 10e dan de karaté, 8e dan d’aïkido, 8e dan de jujutsu, 7e dan de iaido, 3e dan de judo. Une légende française des arts martiaux, née au Japon.
Mon judo, à l’origine
Nous vivions dans la préfecture de Shizuoka, sur la côte pacifique, dans un village de pêcheurs. J’avais dix ans quand nous y sommes retournés après le départ de la famille pour la Mongolie et la Chine quand j’étais très jeune. Nous étions issus d’une famille de samouraïs, mais la vie n’était pas facile dans cette période d’après-guerre. Il fallait se défendre, l’époque n’était pas d’une grande douceur. « Viens voir Hiroo », me disait mon père quand il était à la maison. Et il me montrait une technique, une prise, une saisie, ou même des pratiques de soin car, comme beaucoup de grands experts martiaux de son temps, il était ce qu’on pourrait appeler un kinésithérapeute traditionnel. Elève de Jigoro Kano, qui l’avait envoyé apprendre l’aïkido auprès de Morihei Ueshiba, Minoru Mochizuki avait aussi travaillé avec Gichin Funakoshi. C’était sans doute l’un des plus grands maîtres de son temps. Il m’apprenait le kendo, le jujitsu et le judo, le karaté… En grandissant j’ai pratiqué le judo avec assiduité. J’étais capitaine de mon équipe au collège et au lycée. J’ai continué à l’Université et je suis devenu rapidement 3e dan, mais j’ai privilégié ma formation professionnelle à ce moment-là – je faisais des études de vétérinaire – et j’ai renoncé non pas aux entraînement, mais aux passages de grade. Pourtant, même si j’ai étudié beaucoup de pratiques martiales avant et après cette période de ma vie et que je suis devenu un haut-gradé dans plusieurs d’entre elles, le judo a été essentiel pour moi, et je ne l’ai jamais oublié. À mon âge avancé, je reste un judoka au fond de moi.
La leçon de Ueshiba
Ueshiba Sensei venait chez mon père pour lui enseigner son art et restait parfois deux mois. C’était un personnage qui pouvait être intimidant avec des habitudes samouraïs, comme d’arriver très en avance pour ne jamais être pris en défaut, mais qui était aussi très gentil avec moi, m’offrant des crevette grillés et bavardant avec sympathie. Ce dont je me souviens, c’est que son aïkido était très souple et décontracté. Les grands mouvements amples que l’on voit sur les vidéos lui servaient de moyens d’échauffement et d’étirement, presque comme une gymnastique de santé. Quand il montait en rythme et en puissance, les rotations et les gestes se faisaient plus courts. J’y ai souvent repensé plus tard en me souvenant de l’intelligence de cette approche traditionnelle de la méthode de combat, qui protège d’abord le corps, un peu comme dans la mentalité chinoise. On privilégie une pratique qui est à la fois efficace et source de jouvence quand on a la bonne expression de l’énergie, la bonne dynamique du corps. On devine ce souci dans le tai-chi, approfondir la précision technique et faire en sorte que les gestes soient pertinents pour le corps. Il y a beaucoup d’intelligence et d’expérience là-dedans. Le sport pur, tel qu’on l’a inventé ensuite, par comparaison, est souvent proche de la bêtise. Et nous en karaté, le passage par la transmission des militaires japonais au début du siècle n’a pas aidé ! Faire d’une pratique martiale une éducation physique juste, dans le sens le plus ambitieux du terme, pour aller ensuite vers l’efficacité d’une part et l’accomplissement de l’esprit dans le même temps, c’est le projet ancestral. C’est ce que je voyais accompli chez Ueshiba Sensei avec mes yeux d’enfant. Je me suis souvenu aussi plus tard de ces rotations plus courtes qui dégageait énormément de vitesse et de puissance, car elles étaient fondées, comme tout le reste, sur la dynamique ondulatoire.
« Il faut que tu complètes »
En héritier de l’esprit de Kano, et avec la responsabilité qui lui avait été donnée de rassembler les éléments techniques et les pratiques martiales de notre passé, mon père cherchait une synthèse générale des pratiques de combat à mains nues et à l’arme blanche. Il avait fondé l’aïki-jujitsu, dans l’esprit de rassembler et de faire le lien entre le patrimoine du judo et celui de l’aïkido. C’était la responsabilité d’une vie pour lui, car c’est la mission que lui avait confié Jigoro Kano. Mais il se trouvait un peu faible du point de vue des atémis, qu’il avait pourtant étudié avec Funakoshi. « Il faut que tu complètes » m’avait-il dit. Avec ma base de judoka, j’avais sept ans de kendo et de kobudo derrière moi, et encore plus d’aïkido. J’avais commencé le karaté avec lui autour de mes treize ans, et à seize ans, pour faire ce que voulait mon père, j’ai débuté avec maître Hyogo, expert de Shotokan. À vrai dire, je m’intéressais surtout à l’efficacité des techniques car je n’avais pas l’idée d’être dans la continuité familiale. C’était une période de crise et il fallait se battre pour s’affirmer. Je le faisais avec conviction, presque chaque semaine. Mon projet était d’apprendre à connaître et à soigner les bêtes pour partir au Brésil, l’Eldorado des Japonais d’après-guerre, pour y fonder un ranch. Je me voyais en pionnier d’un nouveau monde plutôt qu’en transmetteur de l’ancien temps. Je me voyais en homme fort. Je cultivais l’esprit ancien pour maîtriser le monde moderne en appliquant le premier principe, ne pas craindre la mort.
« Il faut que tu apprennes autre chose »
En France en 1957
C’est en 1957, alors que je suis à l’Université à Tokyo, que je pars en France pour la première fois. Je n’ai pas fini mon cursus universitaire, mais je m’envole pour Marseille donner des cours de karaté. Pourquoi ? Parce que mon père tenait à aider Jim Alcheik, un Français d’origine turque qui était resté deux ans dans son dojo japonais, le Yoseikan, avant de revenir en France diffuser ce qu’il avait appris au Japon. Jim Alcheik avait promis à Henry Plée de lui trouver un expert japonais de karaté. J’ai dû remplir ce rôle. Je devais rentrer rapidement, le temps que mon père trouve mon remplaçant, qui allait être Tetsuji Murakami. Mais Jim Alcheik avait alors commencé à fonder le yoseikan budo français et je l’ai donc aidé dans cette tâche. Je ne suis finalement rentré qu’en 1960, pour finir mes études et enfin, pensais-je, m’embarquer pour le Brésil…
Le wado-ryu, un chaînon manquant
Mon père avait appris grâce à Jigoro Kano à discerner la valeur des pratiques au-delà des statuts et des étiquettes. Il m’avait parlé de la boxe anglaise et de la boxe française avec beaucoup de respect. Je n’y croyais pas beaucoup, moi qui était sûr de la valeur de ce que j’avais appris et éprouvé dans des combats. Mais, en France, j’ai eu la chance de rencontrer Monsieur Laffont, un grand prévôt de boxe française, et j’ai appris à mes dépens le coup de pied bas ! Dans nos échanges au bâton, mon kendo fut aussi souvent pris en défaut par sa canne française toute en vivacité et ses fentes avant précises pour venir toucher le haut du corps m’ont fait réfléchir à une escrime moins académique, une façon de combattre à la fois plus athlétique, mais aussi plus souple et plus ronde, qui ouvrait un large champ technique et permettait aussi de trouver de la puissance dans les rotations et les fouettés. Quand je suis rentré enfin à Shizuoka, nous avons tiré, mon père et moi, le bilan que mon karaté shotokan était difficilement compatible avec cette idée de synthèse martiale. Les bases étaient trop campées, la poitrine trop ouverte. « Il faut que tu apprennes autre chose » m’avait-il dit. Et nous avions pensé à la boxe, car j’avais la possibilité de pratiquer à Shizuoka. Sauf que moi, j’étais à Tokyo, à l’Université. J’ai pratiqué la boxe quand je revenais à la maison, et à Tokyo, j’ai repris le judo assidument en cherchant autour de moi ce qui allait pouvoir me convenir. C’est alors que j’ai découvert une forme de karaté différente, enseignée par Shinji Michihara, le wado-ryu, dans lequel la position de base était plus naturelle et où on cultivait l’art d’esquiver, d’absorber tout en frappant en même temps. J’ai tout de suite été conquis, en découvrant que le wado-ryu avait aussi gardé un coup de pied bas du genre de celui qui m’avait impressionné à Paris, un mae-geri bas plus efficace encore. Je me suis lancé dans le wado-ryu pour devenir rapidement le vice capitaine du dojo de Michihara, tout en étant le capitaine au judo. Je m’entraînais et combattais dans les deux disciplines en participant aux premières compétitions de karaté. Une sorte de double cursus martial qui ne m’a pas fait abandonner mes études, mais qui a forgé mon caractère.
#Karaté A l’occasion de ses 80 ans, Hiroo Mochizuki a reçu ce jeudi soir son 10ème Dan des mains de F. Didier ! pic.twitter.com/GIRw5nC1bj
— FFKarate (@ffkarate) 1 avril 2016
10e dan ? Un peu de chance
Finalement je ne suis jamais parti au Brésil. Jim Alcheik meurt pendant la guerre d’Algérie et Maître Alain Floquet, qui était le premier assistant d’Alcheik et élève lui aussi de mon père, appelle à l’aide. Je dois y retourner en 1963, alors que je viens juste d’obtenir mon diplôme de vétérinaire. J’arrive en France avec une compétence nouvelle en wado-ryu. Je rencontre Jacques Delcourt au moment où il fonde la première fédération de karaté et j’en deviens le responsable technique. J’enseigne aussi le judo, l’aïkido, le jujitsu… C’est en karaté bien sûr que mon apport a alors été décisif, car la discipline était toute jeune. Etre 10e dan ? C’est de la chance finalement. Il suffit d’être le premier !
Une onde de choc
La mission que mon père m’avait donnée à son tour, continuer à mûrir l’idée d’une synthèse, était toujours dans ma tête. J’y pensais toujours sans avoir pu dépasser l’étape à laquelle mon père était arrivé. La révélation, je l’ai eue en regardant le chef des « cows-boys » de la Mer de Sable – un parc à thèmes lancé par l’acteur Jean Richard – lors d’un numéro de fouet. Nous étions copains et j’ai pu l’observer plusieurs fois. Il utilisait notamment son fouet pour lancer un couteau qui allait se planter avec beaucoup de force. La puissance était manifestement démultipliée ! Je retrouvais dans son geste celui du base-ball, et j’ai finalement compris quelque chose que j’ai testé sur les frappes. J’ai eu l’intuition qu’il faut laisser le mouvement initial prendre de l’énergie et de la force par l’effet ondulatoire. Par exemple, la prise d’appui au sol du joueur de base-ball ou du cow-boy et son fouet génère de l’énergie. Si on crispe le corps, cette énergie est faible et perdue rapidement. Si on amplifie cette énergie de départ dans une dynamique ondulatoire à laquelle participe tout le corps, les hanches qui accélèrent le mouvement, les épaules, les poignets, à la fin du mouvement on a la puissance d’un tsumani ! Un raz-de-marée, c’est un mur d’eau qui se déplace sur des milliers de kilomètres à cause d’une énergie de départ, un tremblement de terre où une explosion, parce que l’eau est un très bon vecteur d’énergie. Elle épouse l’onde de choc et la transmet sans la freiner. Dans une vague, c’est l’énergie qui avance, pas l’eau, qui ne fait que prendre la forme de l’onde. Quand on obtient cette plasticité, cette souplesse, à l’arrivée, l’énergie de départ est non seulement intacte, mais même amplifiée par les accélérations réussies par le vecteur d’énergie, le corps. Le choc à l’arrivée est particulièrement puissant.
Le geste juste au cœur de la multiplicité
Quand j’ai commencé le wado-ryu avec Michihara Sensei, il m’a demandé d’arrêter le judo pour me consacrer à la pratique du karaté. Je ne l’ai pas fait, et j’ai bien fait ! D’abord parce que le judo me donnait le niveau musculaire nécessaire pour réussir ce travail d’onde. C’est important que le corps soit relâché pour ne pas freiner l’énergie, mais il doit être puissant et stable pour la générer et l’amplifier. On faisait des tests de puissance en enfilant jusqu’à six ou sept kimonos pour étouffer l’impact – on n’avait pas les protections d’aujourd’hui – et ça n’étouffait pas grand-chose quand le coup était bien lancé.
Ensuite, le judo est aussi une bonne école d’accélération du mouvement, même si il ne s’agit pas d’atemi. Jeter quelqu’un fort au sol, ça passe aussi par un travail d’amplification de l’énergie initiée au départ. Et à la fin, il y a l’impact. Enfin, j’ai compris progressivement que les mouvements étaient les mêmes. À travers mon travail sur uchi-mata, je préparais un ushiro-geri puissant, mon hane-goshi m’a aidé à développer un yoko-geri sec et puissant. Inversement, le travail d’appui et de libération des articulations m’a permis de gagner de la décontraction dans mon judo. Progressivement j’ai compris que cette base de relâchement musculaire était le socle général et que les gestes étaient proches les uns des autres, même avec une arme. Nukite ou shuto-uke, ce sont des coups d’estoc et de taille au sabre. Il est alors devenu possible pour moi d’envisager cette synthèse que les Mochizuki avaient la mission de construire. Jusque-là, pour atteindre le niveau de base d’une ceinture noire, il fallait trois ans par discipline. Avec la méthode de synthèse, que j’ai finalement appelé Yoseikan Budo, pour rappeler le dojo de mon père où elle a commencé à se construire, en trois ans, on atteint le premier dan dans toutes les parties.
Les magiciens n’éclairent pas l’avenir
En vieillissant, je sens la nécessité d’aider à la liberté et à la créativité. Il faut continuer à donner de la valeur à nos pratiques et pour cela c’est le conditionnement le premier danger. J’ai le vieux souvenir d’un séance de karaté au Sénégal il y a bien longtemps. Le professeur n’était pas sur le tapis. Il y avait un élève qui comptait 1, 2, 3, 4… et les autres qui faisaient seuls. Cette image m’avait frappé comme une vision très négative. Je voyais soudainement le produit robotisé d’un modèle, qui fabriquait des robots à son tour. Tout était mécanisé et vide de sens. Le contraire de ce que doit être l’avenir de l’humanité. Les magiciens sont toujours parmi nous et ils cherchent à aliéner leur public, à leur faire croire à quelque chose qui n’existe pas. Il y a de la valeur dans ce que la tradition a su préserver, mais il faut sortir du conditionnement militaire. Dans nos gestes de base de karaté, il manque des choses. Nous n’avons pas, par exemple, les frappes circulaires de la boxe. Dans le but d’améliorer l’apport bénéfique du karaté, et aussi son efficacité, il faut continuer à penser, à essayer, à travailler.
L’intelligence d’aujourd’hui et celle d’hier
Pour moi, c’est la France le meilleur pays du monde, et notamment pour enrichir la pratique du karaté. Déjà c’est le seul pays où le sport est enseigné comme une science. Les diplômes d’Etat, ça n’existe pas au Japon. Avec leur esprit, les Français peuvent faire ce qui ne sera pas fait ailleurs. Pas le Japon. La tête est coincée au Japon, on ne sait pas modifier. Je suis obligé de le dire… Et puis ils n’ont pas appris. Quand je suis arrivé avec ma formation de vétérinaire, j’ai compris tout de suite les enjeux de l’anatomie et de la bio-mécanique, mais pour cela il faut être formé. Cette formation ouvre des perspectives, donne des moyens de compréhension. C’est dans ces conditions qu’on peut avancer. Ne pas ajouter l’ignorance moderne à l’ignorance du passé, mais l’intelligence d’aujourd’hui à celle d’hier.