« Sans le Ki, le Do n’existe pas »
Huit ans après sa disparition, hommage à Hiroji FukazawaSimple, discret, généreux, Hiroji Fukawaza a diffusé pendant plus de trente ans autant de compétence que de chaleur humaine. Sous la modestie et le sourire, la lame au fourreau d’une volonté consacrée au karaté et à la progression personnelle. Hiroji Fukawaza, une âme japonaise à Paris rencontrée en 2004 pour cette interview qui résonne (et raisonne) encore aujourd’hui.
Hiroji FUKAZAWA en bref…
Né en 1949 au Japon, non loin du fameux mont Fujiyama, Hiji Fukazawa découvre le karaté vers treize ans, après avoir pratiqué le judo et kendo à l’école. Il rejoint vers seize ans le célèbre Yoseikan Dojo de Minoru Mochizuki, où il s’initie aussi à l’aïki-jutsu.
En 1974, il accompagne Hiroo Mochizuki en France, passe deux ans en Italie, travaille en Angleterre avec Tatsuo Suzuki, disciple du maître fondateur du wado-ryu, Hironori Otsuka. Installé en France, marié et père de famille, il enseigna à la Porte de Clignancourt et à Fresnes. Expert fédéral et 8e dan wado-ryu, il s’est éteint le 12 juin 2010.
Deuxième fils
« Je suis né d’une famille qui travaillait la terre et il n’était pas question pour moi de rester à la campagne. Au Japon, la tradition est que le premier fils a la responsabilité de reprendre les biens, la maison, le travail familial. Les autres, dehors ! Moi j’étais le deuxième. C’est pour cela que j’ai fait des études de technicien que j’ai poursuivies jusqu’à l’université et que je me suis lancé sans retour dans le karaté. C’est pour cela aussi que je suis venu en France par goût de l’aventure, et aussi que j’y suis resté, malgré les difficultés de me débuts. Souffrir en France ou au Japon, c’était pareil ! Quand on est deuxième fils… »
Comme les Occidentaux !
« Je faisais du judo et du kendo avec le collège, mais je rêvais de coups de pieds sautés, de casses formidables. C’est pourquoi j’ai commencé à m’entraîner deux fois par semaine avec Monsieur Inoue, au « Inoue Karaté Dojo » de Shimuzushi, au kobudo okinawaïen et dans un style de karaté qui devait être du shorin-ryu. Ensuite j’ai travaillé au Yoseikan Dojo, un dojo très traditionnel, où j’ai pratiqué le wado-ryu. Comme pour les jeunes Occidentaux, ma passion pour le karaté, elle est née de mon enthousiasme d’enfant pour les exploits de karatékas que l’on voyait dans les films ! »
L’Occident et le budo
« C’est bien de faire un art étranger à sa propre culture, parce que c’est une façon de s’imprégner de quelque chose qu’on n’a pas et qui manque peut-être. Pour les Occidentaux, le budo est une très bonne chose. Et ce n’est peut-être pas si mal que les Japonais soient aussi passionnés des sports collectifs occidentaux comme le base-ball. Nous n’avons pas dans nos activités cet esprit d’équipe, alors c’est peut-être bien… sauf que j’ai du mal à ne pas les trouver stupides à ne pas faire du budo ! Le budo est tellement riche. D’ailleurs il y a aussi la notion de collectif avec la maxime « Jita Kyoei », qui veut dire entraide mutuelle et qui exprime le fait que même si le budo est une démarche individuelle, le travail est collectif et les progrès des uns aident les progrès des autres. Mais c’est comme cela, on est toujours facilement attiré par ce qui vient d’ailleurs. »
« Shin-Gi-Tai »
« On dit que le budo, c’est « Shin-Gi-Tai » : l’esprit, la technique et le corps. Shin, cela se dit aussi « kokoro » en japonais, que vous traduisez par « cœur ». C’est une idée entre « esprit » et « cœur », c’est la force à l’intérieur, le mental fort. Gi, c’est la technique que l’on maîtrise, l’art que l’on travaille. Tai, c’est le corps au travail, plus fort, plus adroit, grâce à la pratique. « Shin-Gi-Tai », pour moi, c’est la clé de l’existence, et pas seulement en budo. Pour un chef d’entreprise, un politicien, pour tout le monde, c’est « Shin-Gi-Tai ». « Shin-Gi-Tai », c’est la vie. Voilà ce que je pense. »
Un sensei en Angleterre
« Le wado-ryu est un style qui s’est spécialisé au début dans les formes de compétition les plus réalistes. Aujourd’hui d’ailleurs, il souffre de l’explosion des différentes formes de confrontation à plein contact à la mode. Mais c’est aussi un style spécialisé sur les contrôles articulaires et les esquives. Les esquives, c’est bien… sauf dans une petite salle ! Dans ce cas, il faut aussi savoir bloquer. J’aime bien le shotokan pour cela notamment. Mais je n’ai jamais cherché à changer de style, car ceux qui le font finissent un peu entre deux formes toujours un peu mélangées, ce n’est pas bon ! Arrivé en France, quand Hiroo Mochizuki s’est tourné vers le yoseikan budo, j’ai demandé à Kase Sensei qu’il m’indique où trouver un professeur de wado-ryu. Il m’a indiqué Tatsuo Suzuki, installé depuis 1965 en Angleterre. J’ai travaillé régulièrement avec lui, ce qui était assez difficile… d’autant qu’il avait un caractère « spécial ». À la fin, j’ai été seul à continuer à le suivre ! Mais j’aime son karaté. En wado-ryu, c’est le meilleur du monde. »
Une double vie
« C’est Jacques Tapol qui m’a présenté à la fédération française de karaté. J’ai été bien accueilli et j’ai toujours adoré participer aux stages et à la vie du karaté français. Mais il a fallu que je passe un diplôme et cela a été difficile. J’ai aussi dû travailler à côté pour gagner ma vie. J’ai toujours un peu regretté de n’avoir pas pu consacrer toute ma vie à cent pour cent au karaté mais, finalement, je ne le regrette plus aujourd’hui. Voir d’autres gens, sortir du milieu, penser autrement, c’est toujours une bonne chose. Seulement il a fallu travailler deux fois plus. Je n’ai jamais pu me reposer le cerveau ! »
Ki, l’art de continuer
« Ce qui compte, c’est la concentration sur ce que l’on fait. Le ki, c’est compliqué, je ne sais pas très bien dire ce que c’est, mais je pense que c’est ça. Avoir du ki, c’est pouvoir rester concentré sur ce que l’on fait, ne pas se laisser distraire ni décourager. Le karaté, c’est physique. La seule chose qui compte vraiment, c’est de continuer à en faire ! Il y a des obstacles, des freins, le ki permet d’avancer, de ne pas se laisser éloigner de la pratique. »
Un bon catholique
« Souvent c’était dur et il aurait été peut-être plus facile d’arrêter. Pourquoi ne l’ai-je pas fait ? Parce que pour moi, être karatéka, c’est comme être catholique ! C’est la même chose. Quand quelqu’un est bloqué dans la vie, il demande à Dieu, moi je demande au karaté. Le karaté me donne la solution, et beaucoup de confiance. »
Sport et tradition
« Moi je suis sportif ! Ma femme était surprise de me faire faire du roller, alors que cela faisait trente ans que je n’étais pas monté sur des patins à roulettes ! Le karaté, c’est d’abord et toujours de l’entraînement physique et il ne faut pas l’oublier. Mais je trouve qu’il est peut-être un peu trop devenu « sportif », et cela m’inquiète. Normalement, quand on progresse en karaté, on cherche le mouvement le plus petit, le plus économique, pour le résultat le plus efficace possible. Mais maintenant on est à l’envers de cette idée ! Le karaté devient de plus en plus dynamique. C’est peut-être bon pour attirer les gens dans les clubs, mais en même temps le karaté traditionnel descend. La différence ? C’est une question difficile. C’est vrai qu’il y a l’esprit du budo même dans le sport… Je dirais que les bases sont importantes. Tout ce qui vient ensuite part de l’effort que l’on a fait pour acquérir les bases. Sinon je ne vois vraiment qu’une différence : le sport, c’est la volonté d’être meilleur qu’un autre, le budo, c’est la volonté de faire du karaté toute sa vie. Parce qu’à la fin, on est tous pareils ! Regardez Valéra. Sportif ? Traditionnel ? Un budoka, c’est celui qui a décidé que sa voie passait par sa pratique. »
Le karaté, un artisanat
« L’uniformité, c’est une tendance générale de notre époque. L’unité c’est bien, mais un seul pays qui décide pour le monde, cela n’est pas normal et c’est la même chose pour le karaté, et tout le reste en général. Les styles de karaté doivent garder leur différence, unis au sein de la FFKAMA. Pourquoi tous faire la même chose, vouloir être tous pareils ? S’il n’y a plus qu’une seule grande fabrique, c’est la fin de l’artisanat, des différences enrichissantes. J’ai fait un peu de boxe française et c’était très bien mais, maintenant, ils ont récupéré le « mae-geri » et cela n’a plus le goût de la boxe française. Il y a le Bourgogne et le saké et les deux sont très bons ! Si on uniformise trop, les différences de culture et de saveurs disparaissent, le bon vin disparaît, le karaté disparaît. Mais peut-être que je me trompe… »
Do, l’art de décider
« La voie, c’est la décision de faire ce que l’on fait toute sa vie. En karaté, on fait son travail sans faiblir jusqu’au bout. Mais il n’y a pas que dans le budo. Tout est « do » quand on aime ! Sûrement que le budo est un peu spécial, car il est fait pour former les gens, mais toute pratique faite avec énergie et poursuivie toute sa vie est « michi » [Une autre façon de dire « do » en japonais, ndlr], commerçant, ouvrier ou chef d’entreprise. Évidemment, la passion et l’effort constant ne suffisent pas. Il y a aussi des bons et des mauvais « ryu ». Si tu suis une mauvaise école de vie, ton « michi » sera mauvais. Ce qui guide, c’est « mei-yo », l’honneur, la conscience de ce qui est juste et moral. L’homme qui a suivi son « michi » à travers une bonne école est content de sa vie. Ce qui reste à la fin, c’est la qualité personnelle d’un homme. »
Kata, la musculation de l’intérieur
« 1er ou 2e dan ? Il faut simplement travailler au maximum pour apprendre sans se poser de questions. Quand on est 3e, 4e dan, il faut commencer à trouver son propre style dans le kata. L’esprit qui convient avec votre physique, avec ce que vous êtes. Surtout ne pas faire le kata comme une nouvelle pièce sortie de l’usine ! 5e et 6e dan, c’est pareil, on cherche son style, mais c’est un peu différent car on ne doit pas faire exactement la même chose. À ce niveau, on doit travailler l’intérieur, les intestins. Je sais que cela peut paraître bizarre et moi-même je n’ai pas très bien compris, mais voilà ce que j’ai observé : au début on travaille le physique, l’extérieur, on est fort, mais si on est frappé, on peut tomber K.O. Alors que j’ai vu de bons pratiquants de kata, plus faibles physiquement, subir des attaques très fortes sans tomber K.O. Je crois que le kata, c’est la musculation de l’intérieur et qu’il faut étudier cela à partir d’un certain niveau. J’ai trouvé cela, mais je me suis peut-être trompé. »
Les serres de l’aigle
« Le budo, cela permet de progresser en sagesse… mais j’en manque moi-même beaucoup encore ! Mais c’est pour cela que je continue à faire du karaté. On suit un chemin, on va vers quelque chose, on y arrivera à la fin… ou jamais ! Il y a un proverbe japonais que j’aime bien : « Si fort soit-il, l’aigle doit cacher ses serres ». C’est une bonne comparaison. J’aime bien l’idée d’être comme un bon chasseur, ou même comme un pistolet, mais de ne pas réagir comme une arme, de faire autre chose dans les situations de conflit. Et puis les serres, tu peux toujours les sortir quand c’est absolument nécessaire. »
Propos tirés d’OKM n°6, recueillis par Emmanuel Charlot / Sen No Sen