Shimabukuro, la quête du naturel
Ambassadeur du style Uechi-ryu en France, 8e dan et professeur à Carrières-sur-Seine depuis 1986, Yukinobu Shimabukuro évoque son école de karaté, née d’une époque différente et en même temps semblable, et délivre une leçon de sagesse sur les notions fondamentales de simplicité et de partage.
Quelles sont les origines du Uechi-ryu ?
En 1897, Uechi Kambun, fondateur de ce style, s’enfuit clandestinement en Chine, dans la province de Fujian. La raison ? Il veut éviter le service militaire obligatoire. Une conscription qui, à l’époque, faisait très peur aux jeunes hommes à cause de sa dureté. La mort pouvait être au bout et Okinawa, son île, ne se sentait pas concerné par la politique japonaise. Il avait vingt ans. Il y avait alors de fortes relations commerciales entre la Chine, le Japon et Okinawa. Il a tout quitté et embarqué sur un bateau pour se rendre à Fujian, juste en face. Là-bas, il rencontrera Zhou Zhie – que l’on appelle Shu Shiwa en japonais –, un maître en boxe chinoise, élève de l’école pangainoon, (ce qui veut dire « à la fois souple et dur », NDLR), un style inspiré des préceptes bouddhistes et taoïstes. Mûri par un enseignement qui durera treize ans, Uechi Kambun rentrera à Okinawa en 1910, puis ira au Japon en 1924 pour travailler, et donnera, après plusieurs années, son nom à ce style de karaté, basé sur une volonté d’assurer sa sécurité au sein du quotidien que l’on connaissait alors, tout en restant discret. Il n’était pas question de créer un cadre de pratique, de s’enfermer dans un espace irréel, un dojo à part du monde. Cet art de combat était dans leur vie, dans le naturel de tous les jours, mais il fallait aussi éviter la démonstration de force, ne pas attirer le regard ou les commentaires. Le secret était important. Le Japon du début du XXe siècle n’était pas la Chine de la fin du XIXe, mais il n’était pas plus sûr.
En partant cette histoire, quelles sont alors les spécificités techniques de votre style ?
Le Uechi-ryu se définit tout d’abord par une posture assez haute, beaucoup plus qu’en Shotokan ou en Shito-ryu par exemple. Pour nous, la posture quotidienne doit être la base de travail, car c’est celle que nous prenons spontanément. Elle est donc souvent plus haute que celles des autres styles. Shu Shiwa voyageait beaucoup à travers la Chine dont les routes étaient peu sûres, avec ces brigands, ces mauvaises personnes en tout genre. Il apprit donc des techniques pour parer à des attaques soudaines, en partant de sa posture naturelle. Ensuite, notre style privilégie la main ouverte, comme pour le shoken (coup de poing avec la phalange de l’index sortie) et aussi parce qu’elle facilite la saisie de l’adversaire. Enfin, il utilise beaucoup de mouvements très circulaires. Le principe de la force centrifuge est fondamental, par exemple sur les blocages caractéristiques du style, qui permettent de dévier rapidement, de faire tomber ou de porter des clés puissantes. Certes, un blocage circulaire avec main ouverte est difficile à réaliser. Sans doute plus compliqué si l’on compare au style Shotokan. Mais, encore une fois, cela est lié à ce besoin de coller à la situation réaliste, à ce qui pouvait se passer dans leur vie et peut-être dans la nôtre. On m’attaque de façon imprévisible, peut-être à plusieurs, je détourne, j’évite le coup et le piège en ne restant pas fixe, en tournant. Avec le shoken, les coups typiques de ce style sont le nukite (main en pique) et le shomen geri (frappe avec les doigts de pied). Là aussi, c’est spécifique à cette notion de défense sans arme.
« Le loup pour la vie en meute, le tigre pour son indépendance. Je trouve que je suis à la fois les deux. »
Ce naturel, comment y parvient-on ?
Le naturel, ce n’est pas si simple en effet. Il passe selon moi par deux idées fortes : celle, d’une part, que l’entraînement physique doit avoir une place équivalente à l’entraînement technique. Et d’autre part, que c’est grâce un entraînement fréquent, si possible quotidien que le karaté peut nous rendre fort et confiant. La « simplicité » est à ce prix. Votre habileté devient alors, pour celui qui aurait à s’en servir, une maîtrise naturelle, spontanée, impensée, tellement elle est incorporée à un corps « dressé » à cet effet. Les conditions d’avant-hier et d’hier ne sont plus tout à fait les mêmes, mais rien n’a fondamentalement changé. Le Uechi-ryu a été efficace sur les routes dangereuses de la Chine et dans le Japon des années 20. S’il est bien enseigné, il le sera tout autant sur un quai de métro au 21e siècle.
Et vous, comment l’enseignez-vous ?
C’est la maxime du Shin Gi Tai qui a guidé ma vie de karatéka et professeur de ce style. Shin ? C’est forger à la fois son esprit et son cœur. En lisant beaucoup de livres, en écoutant les maîtres ou les plus gradés, en réfléchissant soi-même à sa pratique. Gi ? C’est l’entraînement quotidien pour acquérir la technique. Lorsque j’ai commencé le karaté à l’université Ryukyu avec Toyama Seiko, l’un des premiers élèves d’Uechi Kambun, nous avions cinq à six entraînements par semaine, qui duraient des heures entières. En plus, c’était assez violent et j’avais souvent mal partout ! En France, on ne peut as faire ça. C’est pourquoi il faut optimiser le temps de pratique : je fais toujours travailler mes élèves deux par deux, sur des attaques non décidées à l’avance, en insistant bien sur la justesse et l’efficacité comme objectifs à atteindre. Les fondamentaux ? La poussée du coude, pour les coups de poing et du genou, pour les coups de pied. Tai ? C’est le renforcement du corps. C’est fondamental. Sans un corps vigoureux, préparé, solide vous ne pourrez pas atteindre l’objectif. D’ailleurs, à mon âge, je dirais que la maxime devrait plutôt être Tai Gi Shin ! (rires) Car avoir un corps alerte, le soigner est fondamental si je veux encore montrer de manière juste. Regardez Mochizuki Hiroo : il a 81 ans et il est très en forme. C’est un bel exemple.
De quelle manière le karaté a-t-il fait partie de votre quotidien, comme il faisait partie du quotidien des maîtres ?
Ma famille et moi avons connu plusieurs vies entre la France et le Japon. Après deux ans comme professeur en Martinique (1971-1973), où j’ai rencontré ma femme, nous nous sommes installés à Lille où j’ai enseigné le karaté pendant trois ans. Puis nous sommes allés vivre à Tokyo pendant huit ans (1976-1984) avant de revenir définitivement en France, dans l’Eure puis à Carrières-sur Seine où je dispense des cours depuis 1986. Quand je me retourne sur ce parcours, ces expériences de vie, certaines difficiles, des chapitres d’une vie familiale qu’il a fallu écrire comme sur une page blanche, en partant de zéro, voilà ce que je retiens : le karaté a toujours su m’aider, me guider, me conforter dans ces moments-là. La vie a changé sans doute, mais elle reste dure parfois. À Tokyo, quand je ne trouvais pas de travail, je me disais sans cesse : « tu as supporté les entraînements de Toyama Seiko, tu peux endurer cela ! ». Le karaté, par les qualités qu’il développe en vous, politesse, respect, contrôle de soi, a cette faculté à vous aider à faire face, à vous persuader que vous avez les capacités, que vous saurez exiger de vous ce qu’il faut pour sortir d’une situation mauvaise. Mais ce que vous donne le karaté, c’est aussi le sentiment de ne pas être seul. L’une des grandes forces de notre art martial est de développer un esprit coopératif, des liens forts entre nous, affectifs, culturels Je n’oublierai jamais l’aide spontanément apportée par mes élèves lillois, en 1973, pour m’aider à obtenir mon permis de séjour. Cette aide spontanée, née des liens qu’avait tissé entre nous le karaté, est un des plus beaux cadeaux que m’a offert notre art martial dans ma vie de professeur.
Propos recueillis par Thomas Rouquette / Sen No Sen