« L’esprit ne se brise pas »
Décédé le 12 juillet 2011, Tatsuo Suzuki s'était confié en 2005Il fut le plus grand représentant du wado-ryu en Europe, et sans doute le dernier représentant d’un certain esprit japonais disparu. Tatsuo Suzuki, un exilé, un samouraï, interrogé en mai 2005 sur une trajectoire qui nourrit encore aujourd’hui, sept ans après sa disparition, des générations entières de pratiquants.
Tatsuo SUZUKI en bref…
Né à Yokohama le 27 avril 1928, Tatsuo Suzuki a débuté la pratique du karaté à l’âge de quatorze ans. À dix-neuf ans, il était déjà 3e dan et 5e dan à vint-quatre ans, le plus haut grade en wado-ryu de l’époque. De 1945 à 1956, il a reçu l’enseignement direct du fondateur du style, Hironori Otsuka, premier du nom, dont il deviendra le disciple le plus ancien. En 1965, il s’installait à Londres, fondant la première fédération de wado-ryu en Europe, qu’il sillonnera pour diffuser le style. À l’âge de 45 ans, il était nommé 8e dan hanshi. En janvier 2005, il a été nommé Docteur en philosophie par l’Académie Internationale de Budo, avant de décéder le 12 juillet 2011.
Quinze ans à la fin de la guerre
À l’école, je faisais du kendo. Au Japon à l’époque, le budo faisait partie de l’enseignement obligatoire. Et puis j’ai suivi des amis de mon grand frère qui pratiquaient le karaté. Quand la guerre a cessé, j’avais quinze ans. Les temps étaient difficiles. Nous venions d’être vaincus et, en plus, beaucoup de Japonais voulaient tout changer à nos habitudes. Nous avions le droit de nous entraîner parce que les Américains pensaient que nous faisions de la « boxe japonaise ». Il n’y en avait que pour le mode de vie occidental. Ils étaient pro-Américains ! Pas moi car, à l’époque, j’avais déjà la mentalité d’un samouraï.
Un style japonais
Il y a quatre grands styles dans le karaté. Trois sont okinawaïens, seul le wado-ryu est japonais. Hironori Otsuka, mon professeur, avait travaillé le karaté avec Gichin Funakoshi, mais son expérience d’expert en ju-jutsu lui suggérait d’autres tai-sabaki et d’autres façons de s’entraîner. Il voulait faire randori, il voulait combattre. C’est pour cela qu’il a quitté le groupe de Funakoshi pour fonder sa propre école, qui marie les éléments okinawaïens du karaté à sa connaissance en budo. Mon université pratiquait le wado-ryu…
Le karaté, du combat
Je suis un combattant. J’aime le combat ! J’aime la boxe anglaise par exemple, pourquoi pas ? C’est un style intéressant… Il me semble qu’il ne faudrait jamais oublier l’esprit de la self-défense dans le karaté.
Le meilleur
Otsuka était très gentil, son enseignement était tout en douceur, mais c’était un samouraï à l’intérieur, un grand guerrier. Comme mon père, qui m’a appris beaucoup. J’étais passionné par le karaté et je m’entraînais énormément. Aujourd’hui, on fait des séances d’une heure et demie, deux heures… je m’entraînais dix heures. Je voulais devenir le meilleur. Pas le meilleur, cela ne veut rien dire. Je voulais que mon karaté devienne meilleur, je voulais devenir meilleur que moi-même. C’est important… Aujourd’hui, à mon âge, bien sûr qu’il y a meilleur que moi, mais si je peux m’améliorer chaque fois un petit peu, je suis content.
Des samouraïs sans sabre
Dans le temps, les bushi se déplaçaient avec leur sabre et ils aveint développé un état d’esprit particulier, celui de guerriers toujours en danger de mort, qui devaient être aptes à dégainer à n’importe quel moment. Par la suite, ils furent privés de leur sabre, mais ils restèrent des samouraïs et ils ne changèrent pas d’habitudes, ils continuèrent à faire attention. Comment tourner au coin de la rue, croiser quelqu’un, etc., mais surtout garder l’esprit de vigilance, ne jamais être distrait. Dans notre vie actuelle, les dangers ne sont plus les mêmes, mais nous devons être comme ces samouraïs sans sabre, l’esprit en éveil, capable de voir et de percevoir ce qui nous entoure et de n’être jamais surpris.
Merci Monsieur Geesink
Je suis venu en Europe parce que je ne supportais plus le Japon. L’esprit des années qui ont suivi la guerre me déplaisait : les gens voulaient se débarrasser de nos valeurs et de nos traditions comme si rien n’avait plus d’importance que de devenir plus américain que les Américains. Je finissais par être obsédé par cela et puis je voulais m’entraîner le plus possible, alors, même si j’avais déjà pas mal de clubs au Japon, partir était la meilleure solution. Je suis arrivé en 1965 à Londres. L’année précédente, le Néerlandais Geesink avait gagné les Jeux olympiques de judo à Tokyo. Cela avait fait beaucoup de bruit et une bonne publicité pour les arts martiaux. Les gens voulaient pratiquer une discipline japonaise, mais plus forcément le judo ! Ils cherchaient le « secret » des arts martiaux ailleurs. Je n’ai eu aucun problème pour m’installer. Au contraire. L’engouement pour le karaté était si grand que le gouvernement anglais a hésité à l’interdire ! Il y a eu un fait divers célèbre où un homosexuel qui pratiquait le karaté avait tué son ami… On en était là. Le karaté n’a pas été interdit en Angleterre, mais cela a été le cas en Russie pendant longtemps.
Après trente ans
Aujourd’hui, les gens pratiquent le karaté dans une perspective sportive. À trente ans, ils ne savent pas ce qu’il faut faire. Alors que dans un autre esprit, les choses sont simples : à partir de trente ans, le corps décline, mais le mental se renforce si on pense à le travailler. Même si le corps s’affaiblit légèrement, avec un mental plus fort, le karaté s’améliore. Et cela n’a pas de fin. Quand le mental est meilleur, on va vers une attitude « cool » comme on dit en Angleterre. Il faut trouver le vrai calme, et la force intérieure. Être fort, ce n’est pas se battre dans la rue ! Oui, le karaté, c’est le travail de l’esprit. Mais évidemment, la question difficile, c’est : comment entraîner le mental aujourd’hui ?
Waono kokoro
Nous pratiquons le karaté-do. Do, cela veut dire qu’il faut chercher l’esprit du budo, pas seulement la technique. S’améliorer soi-même, oui… Mais pour moi, le budo, c’est l’école du Ki. Par la pratique, il faut chercher à développer l’esprit de calme et apprendre à ne plus avoir peur. « Waono kokoro », le corps peut se briser, l’esprit jamais ! Le maître de sabre Yagyu disait que le plus important, c’était d’avoir de la bravoure. Voilà la leçon de budo.
Les Anglais
Je ne peux pas dire que je suis très amateur de l’Angleterre. C’est un pays pluvieux et froid. Moi, j’aime la chaleur, j’aurais mieux fait de m’installer dans le sud de la France. Et puis les salaires sont bas et tout est horriblement cher… Il a fallu que j’adapte mon enseignement à l’esprit anglais, beaucoup moins discipliné qu’au Japon. Sinon je n’aurais eu personne et je ne suis pas stupide à ce point. Mais les Anglais sont capables de me comprendre… et s’ils paraissent parfois légers et peu faits pour le budo, quand il arrive quelque chose de dur, les Anglais deviennent durs à leur tour. Il y a quelque chose de fort en Angleterre.
Les défis universitaires
Tout n’était pas bon dans le passé, même pour l’entraînement. Ce que nous faisions était plutôt bon pour le mental, mais pas forcément bon pour le développement technique. Dans les universités, nous commencions l’année à deux cents puis, au bout de quelques mois, nous n’étions plus qu’une vingtaine. Nous faisions un karaté « no limit », où les accidents étaient fréquents car nous ne contrôlions pas les frappes. C’est sûr que le contrôle, c’est absolument nécessaire pour diffuser plus largement le karaté, pour que le plus grand nombre puisse pratiquer mais, en ce temps-là, les universités ne se souciaient pas du plus grand nombre ! Nous faisions des entraînements avec les autres universités qui étaient de véritables défis. Nous arrivions à une vingtaine dans une ambiance d’une hostilité incroyable. Même le public nous conspuait, hurlait contre nous. Et nous nous battions jusqu’à l’abandon, les uns après les autres. Je n’ai pas gagné tous mes combats, mais je suis toujours resté debout… Ce ne fut pas le cas de beaucoup de mes adversaires. C’est sûr, mentalement, c’était une formation.
Le plus important…
Le plus important dans le karaté ? Bien sûr, c’est de continuer l’entraînement sans relâche. Même si on n’a pas le temps, il faut faire quelque chose. Parfois l’entraînement peut être intense et long, parfois ce sera juste léger. Pourquoi je m’entraîne toujours à près de quatre-vingts ans ? Parce que si je ne m’entraîne pas deux jours, je sais, moi, que je deviens moins bon. Que mon coup de poing est moins bon. Au fond, je n’ai jamais voulu spécialement enseigner. Je voulais seulement m’entraîner et m’améliorer. C’est pareil aujourd’hui. Je souhaite encore m’améliorer et je sais que je peux le faire. Sur un détail ou sur des choses essentielles. Je crois qu’il n’y a que dix ans que j’ai compris vraiment le relâchement de tout le corps pour l’explosivité de la frappe.
Je ne retournerai pas au japon
J’ai été déçu par le Japon et, aujourd’hui encore, je suis désappointé par ce que je vois là-bas. Il me semble que l’esprit du Japon est faible désormais. La jeunesse japonaise n’a plus les références qu’il faut et me paraît moins forte que la jeunesse d’Occident. Évidemment, l’époque a changé, mais je ne crois pas que je retournerai là-bas.
Une époque folle
Nous vivons une étrange époque, où tout le monde semble être d’accord pour penser que le plus important, c’est l’argent. Moi, de l’argent, j’aurais pu en gagner énormément. Mais cela ne m’intéresse pas. J’ai enseigné les arts martiaux dans l’esprit ancien, comme mon propre professeur. Je ne suis pas un « businessman » et, franchement, je ne trouve pas que cela soit bon qu’une société ne juge que par cela. Quelle drôle d’idée…
M’entraîner seul
Dans ma vie, j’ai vu beaucoup de gens, j’ai arpenté beaucoup de villes, j’ai mangé beaucoup de cuisines différentes, et c’était bien. Mais maintenant que je vieillis, je n’ai plus le temps, je n’ai plus l’envie, je n’ai plus les moyens de tous ces voyages. J’aimerais juste repartir en Chine, comme je l’ai fait récemment, pour m’entraîner avec des maîtres de là-bas. Nos expériences sont proches… Si j’avais vraiment le choix, je resterais tranquille dans mon coin d’Angleterre, sans avoir à enseigner, et je m’entraînerais tout seul.
Propos tirés d’OKM n°12, recueillis par Emmanuel Charlot / Sen No Sen