« Tsunagi », la connexion corporelle
Sortez des sentiers battus avec Sensei Seisuke Adaniya« La pratique des arts martiaux est un mode de vie qui vise le développement des qualités nécessaires à sans cesse s’améliorer « . C’est la citation qui synthétise la recherche personnelle de ce sensei essentiel, qui propose en France la pratique du shorin-ryu, du kobudo, et désormais de la « connexion personnelle ». Découverte.
Comment avez-vous commencé le karaté ?
Je suis né à Okinawa en 1943. J’ai vécu toute ma jeunesse sur cette île, alors sous domination américaine – elle n’a retrouvé son indépendance qu’en 1972 – dans une ambiance qui n’était pas très positive. D’autant que ma région avait été le théâtre de la bataille d’Okinawa, que tout avait été détruit et les familles décimées. Nous étions une communauté d’agriculteurs. J’avais la chance d’avoir un père vivant, car il avait été envoyé aux Philippines avec son contingent. Notre mode de vie était très frugal, souvent difficile. Mes sempaïs faisaient du karaté. Ce n’était pas un choix, mais cela faisait partie de la vie. Notre esprit était tourné vers le renforcement du corps et du mental. Nous voulions devenir plus forts. Le professeur que j’avais était assez connu, c’était un colosse dur avec nous. À cette époque, les professeurs de karaté étaient des personnalités importantes dans l’île.
Parlez-nous de l’ambiance de ces écoles…
Nous pratiquions tous les jours et, là non plus, ce n’était un choix, mais la norme. Aujourd’hui, même à Okinawa, on est plutôt sur des rythmes de trois fois par semaine. Ce n’est plus la même chose. Ce n’est pas assez ! Il y avait les Américains, des combattants forts physiquement, avec lesquels c’était toujours la bagarre… Je faisais du karaté avec Shuguro Nakazato, futur 10e dan et récompensé en 2007 de l’ordre du Soleil Levant, l’une des plus hautes distinctions du Japon. Le kobudo était aussi très présent dans notre pratique. Nakazato était un spécialiste, mais j’ai aussi rapidement fréquenté l’école de Shinpo Matayoshi. C’est un homme qui a eu une grosse influence sur moi et qui était très proche des élèves. Son approche était très technique, avec une forte influence chinoise. Par la suite, je suis souvent retourné là-bas et j’ai eu l’opportunité, paradoxalement, de voir beaucoup d’écoles et de maîtres, ce qui ne se fait guère quand on pratique sur place. C’est plus facile de l’extérieur ! Je pense notamment à maître Ito, qui est désormais à Seattle, aux États-Unis, et qui proposait un karaté très proche des origines.
« L’efficacité n’était pas une option, c’était une obligation »
Décrivez-nous le style que vous pratiquiez alors…
Le karaté est un style okinawaïen. L’influence chinoise était forte, mais c’était la culture de notre île, ces systèmes de combat. On parlait de « Te » (la main). C’était le « Okinawa-Te », tandis que le To-Te était, la « Main de Chine ». Notre île était un lieu d’échanges depuis des siècles, un lieu menacé aussi par des envahisseurs, et les pirates, qui ont toujours fait partie de notre culture. C’était notre système de défense personnelle, avec armes, pour faire face à ces dangers. L’efficacité n’était pas une option, c’était une obligation ! Mon école, c’est la « Shorin-Ryu », issue du Shuri-Te, un style souple avec peu de contacts forts sur les parades, une position naturelle, assez haute, un style martial fondé sur la souplesse et la vélocité et un travail postural très important pour que le corps devienne naturellement fort, et capable d’affaiblir par la force des appuis et le jeu de l’anticipation la posture adverse.
Que recherchiez-vous en priorité ?
La mentalité, la culture de cette pratique, c’était de chercher une force souple, un gainage puissant du corps par de la musculation traditionnelle en isométrie. Nous faisions tous ces exercices, qui sont maintenant bien connus, de marche, avec une masse par exemple, nous utilisions tous ces haltères anciens avec des poids et des cordes. L’idée a toujours été la même : cela n’a pas de sens de pratiquer une forme dans laquelle on décline à partir de trente ans car le physique ne suit plus. Il est question, dans cette tradition, de continuer à pratiquer efficacement jusqu’à soixante-dix ou même quatre-vingts ans, avec un véritable entretien de la musculature externe et interne. D’ailleurs, les gens sont en forme à Okinawa ! Quand je parle d’interne, il n’est pas question de « Ki ». Je ne sais pas ce que c’est, et le mystère, au fond, ne m’intéresse pas tellement…
Vous avez-vous même exploré cette dimension de longévité et de la santé par la pratique…
J’ai commencé à venir en France, qui réclamait la visite d’experts okinawaïens, j’ai été très bien accueilli… et je m’y suis marié ! J’ai commencé à enseigner à droite, à gauche, et, un jour, j’ai été victime d’un accident du genou assez grave. Le ligament croisé était arraché, mal soigné, cela s’est infecté et c’est à Paris que ma jambe a finalement été sauvée après sept interventions. Il a fallu que je m’adapte, que j’approfondisse le problème que la vie me posait. Au départ, j’avais un style plus frontal et tonique. J’ai fait un très gros renforcement des bases, c’était mon point de départ, et j’ai réalisé que cet effort m’avait rendu plus stable, plus fort. Cela a été le début d’une recherche sur ces fondamentaux de l’art martial d’Okinawa qui m’a conduit à proposer cela à mes élèves, auprès de qui j’ai pu constater les gros progrès. Je propose, depuis cette année, une séance ouverte à tous que j’appelle « cours de connexion personnelle ».
Pouvez-vous nous en dire plus sur ce concept ?
En Occident, par rapport à cette culture ancienne de l’Asie, on manque de conscience du potentiel corporel. Il y a, à la base, un travail musculaire de gainage profond, qui est déjà un formidable terrain de travail pour renforcer le corps et éviter les habituelles limites du vieillissement, le « catabolisme » musculaire, c’est-à-dire la fonte des muscles et la perte de qualité des appuis, le mal de dos, etc. Mais le gainage n’est pas suffisant. Il faut y joindre la respiration ventrale, qui renforce le travail postural, le maintien des organes, le travail des muscles profonds. C’est exactement ce que propose la pratique des katas respiratoires ! Pourquoi « connexion » ? Parce que nous cherchons à unifier le corps, les articulations bien placées. Tout tourne autour du « Tanden », le centre énergétique du corps… Je le redis, je ne cherche pas à évoquer la notion de Ki, qui reste diffuse. Pour moi, il faut aller chercher autour des questions de transfert de masse, de contraction au niveau abdominal profond, qui renforce la puissance générale.
Comment passe-t-on de la pratique purement martiale à cette pratique de « connexion personnelle » ?
Je le répète, c’est une préoccupation constante de la tradition de lier l’efficacité à la santé. Au fond, il s’agit de la même chose dans un monde ancien, où maintenir longtemps la force des postures, du corps, est essentiel. Mais aussi parce que, dans tous les cas, nous retrouvons des points fondamentaux, comme la notion de relâchement musculaire et mental, sans lequel il n’y a pas d’ancrage au sol, pas de force réelle. Être connecté, c’est rassembler le corps, pour lui permettre d’être constamment en équilibre, bien posé, relâché, confortable dans la confrontation et capable de dégager de la puissance à tout moment. C’est la recherche de tous les arts martiaux. On le retrouve d’ailleurs aussi dans le kobudo, qui offre une conscience élargie du corps avec l’arme en complément, qui complexifie et enrichit les enjeux de l’équilibre, de la puissance des muscles internes qui stabilisent les postures. C’est très efficace ce travail !
Un message aussi pour une pratique qui préserve le corps…
Bien sûr, c’est la base d’une excellente pratique, mais aussi un message de conscience de soi, de bien-être. Dans ma recherche, je n’ai fait qu’éliminer quelques gestes parasites, inutiles. Tout est déjà là. Bien sûr, il n’y a pas de théorie sur ce sujet dans la culture okinawaïenne, mais c’est, au fond, le cœur de la conception. Il y a d’ailleurs, un mot, que les Japonais ne connaissent pas – ils disent « chinkuchi » – car très spécifique à Okinawa, c’est « Tsunagi », la connexion. C’est un secret de maîtres, dont on ne parle pas et que l’on n’explique pas. Je vous propose de venir découvrir par vous-même !
Emmanuel Charlot / Sen No Sen
Photos Aurélien Morissard / FFKaraté