La force des racines
Du Vietnam à Marseille avec Hung Mai HuynhLa vie de Maître Hung Mai Huynh, bientôt 57 ans, épouse celle aussi riche que tourmentée de son pays d’origine, le Vietnam. Il s’est toujours nourri de son histoire, et des différentes influences qui la traversent, pour se construire et modeler sa pratique. À Marseille, il enseigne depuis plus de vingt-cinq ans le Vo Co Truyen, les arts martiaux vietnamiens traditionnels, en puisant dans cette histoire tout en gardant l’esprit ouvert sur les autres pratiques.
Savoir d’où l’on vient
Au Vietnam, les arts-martiaux ne sont pas un loisir, c’est une culture. Ils se transmettent verbalement par la bouche des anciens. Dans chaque famille, il y a toujours au moins une personne qui pratique. Moi, j’avais des cousins qui faisaient du taekwondo et du karaté et c’est comme ça que j’ai été initié, avant d’intégrer mon premier club à l’âge de treize ans. Les arts martiaux vietnamiens sont liés à l’histoire du pays. Les techniques développées correspondent aux différentes luttes d’indépendance. Contre la Chine lors du premier millénaire, l’empire mongol au XIIe siècle, puis le Japon pendant la seconde guette mondiale, la France durant la guerre d’Indochine et enfin contre l’intervention américaine. Avec cette idée du faible contre le fort. Notre style correspond aussi à notre morphologie. Nous sommes par exemple plus petits que les Japonais, moins forts, et c’est plus difficile de travailler dans l’esprit du karaté shotokan qui bloque et qui frappe. Nous, on est dans la souplesse contre la dureté. On absorbe et on renvoie. On ne peut pas pratiquer sans avoir toute cette histoire en tête.
L’esprit d’ouverture
J’ai quitté le Vietnam à quinze ans, après la chute de Saïgon. Mon grand-père avait combattu en France pendant la première guerre mondiale et ma famille avait donc la nationalité française. En 1976, mes frères, mes sœurs et moi avons été envoyés en France. C’est au début des années 1980 que j’ai renoué avec la pratique martiale. Ma famille adoptive s’est installée à Noyant-d’Allier, un village d’Auvergne où la France coloniale avait rapatrié de nombreux Indochinois. Il y avait une importante communauté vietnamienne, et c’est ici que le grand maître Nguyen Dan Phu, le fondateur de l’école Thang Long, a débarqué. La vie et le travail m’ont ensuite mené à Marseille, où s’étaient installés mes frères et sœurs. En 1992, j’y ai créé mon club parce que je voulais être totalement libre dans la pratique, ne pas m’enfermer dans un style particulier. Je voulais pouvoir aller voir ailleurs et c’est comme ça que j’ai rencontré Maître Phan Hoang, l’un des fondateurs du Viet Vo Dao et du Viet Tai Chi en France. Grâce à lui, j’ai fait la connaissance de plusieurs maîtres, chacun avec leur style. Je m’intéresse à tous les arts martiaux : le judo, le karaté, j’ai même essayé la boxe thaï. J’enseigne les arts martiaux vietnamiens par rapport à l’esprit et l’histoire du pays, mais je dis à mes élèves de toujours garder l’esprit ouvert, car c’est en se nourrissant des différents styles que l’on enrichit sa pratique martiale. Ouvrir plutôt que fermer, pour s’enrichir, être plus fort, plus heureux aussi.
La compétition comme révélateur
La compétition est importante parce que c’est un terrain d’essai. Imaginez : vous cuisinez un plat mais vous ne le goûtez pas. Comment savoir s’il est réussi ? S’il est assez salé ou trop sucré ? La compétition, c’est l’occasion d’en apprendre plus sur vous-même, sur vos défauts et vos qualités. Du coup, la victoire devient presque secondaire, parce qu’elle ne vous apprend rien. Vous aviez tout bien préparé, tout s’est bien passé, vous êtes en place. La défaite ? C’est ce grain de sable qui vient perturber la machine. C’est ce 1 % de probabilités auxquelles vous n’aviez pas pensé, et c’est là que va se loger l’échec. Mais l’échec n’est pas quelque chose de négatif, au contraire, c’est une expérience à travers laquelle on va pouvoir progresser. La compétition va aussi mettre vos sentiments à l’épreuve : comment rester humble devant une victoire, comment accepter l’échec comme une leçon. La pratique martiale doit passer par cette étape là mais attention, la compétition n’est pas là pour satisfaire l’égo des pratiquants. Il ne faut pas s’enorgueillir.
Le maître est un élève
Je dis toujours que j’apprends plus de mes élèves qu’eux n’apprennent de moi, parce que ce sont leurs erreurs qui me permettent de progresser. Que ce soit dans leur pratique, leur manière de combattre, ou en dehors. Il y a quelques temps, un de mes élèves est devenu quadruple champion de France pendant la même compétition. Mais, dès l’année suivante je ne l’ai plus vu : il avait arrêté. Pour lui, c’était bon, il avait fait le plus dur, il avait atteint son objectif et il pouvait donc passer à autre chose. Je l’ai vécu comme un échec, parce que ce que je n’ai pas su lui transmettre le message : on ne pratique pas les arts martiaux pour la gloire. C’est autre chose. Je me dis que j’ai loupé quelque chose avec cet élève, je me suis remis en cause. Ma plus grande fierté n’est pas d’avoir mon propre club ou de voir mes élèves gagner des titres. Elle réside davantage dans la longévité de mes élèves. Certains sont avec moi depuis vingt ans, ils ont réussi leur vie professionnelle et familiale et consacrent toujours du temps pour venir pratiquer et partager leur expérience avec les jeunes. Ça, c’est une fierté !
Armés pour la vie
Au centre de la pratique se trouve le mot “dao”, “la voie”, l’équivalent du “do” japonais. Le dao, c’est la vertu, un ensemble de bonté, de sagesse et de tolérance. Et il n’y a rien de mieux que les arts martiaux pour transmettre ce principe-là. La pratique est tellement dure que celui qui arrive à atteindre le niveau martial peut atteindre cette vertu. Parce qu’il faut du courage, de la volonté, de la patience et de la persévérance. Avec toutes ces qualités-là, une fois que vous avez réussi à les acquérir à travers la pratique, la vie devient facile : vous avez tous les outils nécessaires pour la traverser. Partager ces principes, ma passion, fait de moi quelqu’un de plus riche chaque jour.
Gaëtan Delafolie / Sen No Sen
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