« L’impression de voir mon adversaire au ralenti »
Deuxième volet de notre série sur les médaillés mondiaux 1998-2000, avec Christophe Pinna, en or à MünichAlors que les Jeux de Tokyo 2020 approchent à grands pas, le Mag’ vous propose un voyage dans le temps et vous entraîne vingt ans en arrière. À cette époque, entre 1998 et 2000, le karaté n’est pas encore olympique mais une génération exceptionnelle installe la France parmi les meilleures nations de la planète. Pour patienter jusqu’aux JO, nous partons donc à la rencontre de ces champions qui sont montés sur le podium mondial il y a deux décennies.
Dix-huit ans ont passé depuis son titre suprême, celui de champion du monde toutes catégories décroché à Munich, en 2000. Mais Christophe Pinna a gardé la même silhouette élancée et le visage affûté. Son verbe est aussi précis que les coups qu’il portait. Et c’est en s’aidant beaucoup de ses mains, à grand renfort de gestes, qu’il revient sur son parcours. Celui d’un écorché, auteur d’un formidable triplé mondial par équipes (1994, 1996, 1998) mais aussi trois fois en bronze en individuel sur la même période, lui qui ne rêvait que d’or. Jusqu’à ce jour d’octobre bavarois, à la fois apothéose et conclusion d’une riche carrière.
Le collectif pour faire tomber l’Albion
« À Rio, en 1998, nous sommes arrivés avec le statut de doubles champions du monde par équipes. On avait une certaine assurance mais nous ne nous sommes jamais sentis invincibles parce que, sur le papier, nous n’étions pas les meilleurs combattants. Michael Braun, par exemple, c’était un super compétiteur, mais il y avait plus fort. Romain Anselmo pareil. Par contre, en équipe, même si nous n’étions pas les plus grands amis du monde, nous devenions les meilleurs. Il se passait quelque chose, chacun se surpassait individuellement. Réaliser le triplé, c’était fantastique : nous sommes arrivés à transformer un sport individuel en une aventure humaine collective. En plus, en 1998, nous étions attendus. En finale, on retrouve encore les Anglais (comme à Kota Kinabalu, Malaisie, 1994, et Sun City, Afrique du Sud, 1996)… Et si on les compte un par un, les Wayne Otto, Ian Cole ou Mervyn Etienne, ils étaient tous plus forts que nous individuellement. À chaque fois, leur ticket pour la finale était assuré. Mais, à chaque fois, on les retrouvait et on les battait. »
Pour Alain
« Lorsqu’on remporte ce troisième titre par équipes, je suis très ému. Déjà, parce que mon combat en finale (face au britannique Ian Cole) a été décisif, mais aussi parce que mon ami Alain Le Hétet était blessé, alors que j’avais toujours combattu en équipe avec lui. Il avait fait partie du cinq de base champion du monde en 1994 et 1996 avec Romain Anselmo, Michael Braun, Gilles Cherdieu et moi-même. Mais en 1998 donc, Alain s’était blessé quelques semaines avant les mondiaux, lors d’une rencontre face à la Grèce. Il en a souffert et, pendant la préparation, on s’appelait tous les jours. Lors de la finale, il est en bord de tapis, avec le plâtre, et c’est lui qui me donne son énergie. »
Des années de frustration
« En 1998, c’est aussi la troisième fois que je fais troisième en toutes catégories. J’étais étiqueté comme étant le meilleur karatéka du monde mais le titre individuel me glissait toujours des mains. Du coup, à Rio, je me suis dit que ce n’était pas possible, que je n’arriverai jamais à être champion du monde. Il y avait de la frustration parce que je sentais que j’avais le potentiel. J’aurais été beaucoup moins frustré si tout le monde disait “Christophe, c’est exceptionnel qu’il soit troisième, il n’avait pas le potentiel pour être champion de France et le voilà sur un podium mondial”. Je déteste trouver des excuses mais, à l’époque, la compétition par équipes avait lieu la veille des individuels. Et on donnait tellement d’énergie en équipe que, en allant au bout, en gagnant le titre au-delà de la fatigue physique, psychologique et émotionnelle, le lendemain, quand on vous demande de vous battre en individuel, c’est très dur. Les mecs contre qui je perdais n’avaient pas laissé autant de jus que moi la veille. Et puis, lorsque vous avez été champion du monde par équipes, le contrat est rempli, la pression retombe et c’est compliqué d’y retourner. »
À quatre pattes
« En 2000, pour rien au monde on ne m’aurait fait combattre par équipes. La seule chose qui comptait, c’était le titre de champion du monde individuel toutes catégories. C’était sans ambiguïté. Je ne me suis même pas mélangé avec l’équipe de France, je disais à peine bonjour aux autres athlètes. J’étais à part, j’avais mon coach particulier, Claudio Pettinella. J’étais au comble de l’égoïsme : je venais pour prendre le seul titre qui me manquait. J’avais 33 ans, c’était mon dernier défi : si je perdais, je sortais par la petite porte. Physiquement, la préparation avait été un enfer. Le matin, je sortais souvent du lit à quatre pattes. Mes mollets étaient tellement raides que je ne pouvais pas me mettre sur pied avant la douche. J’ai poussé la souffrance à l’extrême de l’extrême parce que je voulais terminer ma carrière en étant fier de moi. Même si j’avais perdu au premier tour, j’avais tout donné. »
La délivrance
« Ce 14 octobre 2000, je m’en souviens très nettement. Le parcours jusqu’en finale est compliqué, je rencontre tous les meilleurs mondiaux et je passe par toutes les émotions, dans un stade immense, avec 10 000 personnes. C’est génial parce que lorsque vous organisez une fête de départ, c’est bien que tout le monde soit là (sourire). En finale, contre Davide Benetello, champion du monde des mi-lourds 1994, c’était magique. J’étais dans une espèce de couloir, j’avais l’impression de voir mon adversaire au ralenti. Dans ma vie, j’ai dû connaître ce moment de grâce deux ou trois fois. Ce jour-là, c’était un grand Benetello mais rien ne m’a surpris. Tout était limpide. D’ailleurs, il m’a fallu un petit temps pour sortir de cet état, cette bulle. Lorsque je gagne, je n’ai aucune réaction alors que c’est le plus beau jour de ma vie. J’ai l’air presque abattu. À ce moment-là, j’ai seulement eu l’impression que, d’un coup, on m’enlevait un poids de plusieurs tonnes que j’avais sur le dos. Je suis allé dans les bras de mon entraîneur et on a commencé à pleurer. »
Poing final
« Quand je suis descendu du podium, beaucoup d’athlètes et de dirigeants du monde entier sont venus me féliciter. Tout le monde était content que je sois enfin champion du monde en individuel. Des accolades, des mots glissés… Le soir, j’ai eu un contrecoup : je n’ai pas fêté le titre, je suis resté enfermé dans ma chambre sans répondre à personne. Je venais d’obtenir ce après quoi j’avais couru toute ma vie et je ne savais pas du tout ce qu’il allait se passer, ce que j’avais envie de faire le lendemain. Je ressentais à la fois un vide et une sérénité. Ce soir-là, j’ai senti que j’avais enfin terminé quelque chose par rapport à ma mère… elle est morte lorsque j’avais 17 ans et elle avait toujours dit “vous allez voir, mon fils sera champion du monde”. J’ai souvent puisé ma force dans cette cicatrice. Avec le titre, j’avais l’impression que j’allais pouvoir vivre plus tranquillement. »
Gaëtan Delafolie / Sen No Sen