« C’est le bon rythme qu’il faut chercher »
Réflexions avec Serge Serfati, expert fédéral, 8e danNous avons demandé à Serge Serfati d’évoquer son parcours de karatéka. Une aventure intense qui nous emmène par le rythme, d’une leçon décisive à Mexico jusqu’à une conclusion – provisoire ? – profonde et vibrante de la sagesse.
Quelle réflexion vous vient en pensant à votre histoire de karatéka ?
Moi, plus jeune, j’avais décidé d’être musicien. J’avais déjà pris mes distances avec le lycée pour donner toute la place à ce qui était la carrière à laquelle je me destinais. Le karaté est venu un peu par hasard, sans conviction, avant que je croise Serge Chouraqui, vers l’âge de treize-quatorze ans. Deux ans plus tard, il était devenu impossible pour moi de faire les deux. J’étais dans un groupe, j’allais jusqu’à Orléans pour répéter, on jouait les week-ends à Paris. On s’aimait beaucoup et ce fut triste pour tout le monde. J’ai signé une lettre de rupture… J’ai pris, à ce moment-là, la décision de divorcer avec mon projet et avec la musique, car il était temps pour moi d’embrasser pleinement le karaté. Et je me suis englouti dedans pendant plusieurs années.
Quelle a été d’emblée votre relation au karaté ?
Le souvenir qui me remonte est auditif. J’entends encore Francis Didier, entraîneur de l’équipe de France dans laquelle je suis resté treize ans – j’aurais dû m’en éloigner bien plus tôt – me crier : « Tu es trop court, trop court ! ». Je n’avais pas de talent particulier, je n’étais pas un doué, j’étais timide, le karaté m’a relié à moi-même en éveillant mon agressivité naturelle, en lui permettant de s’exprimer. Cela m’a rendu fort et j’en ai joué. Il y a quelque chose de passionnel là-dedans. Mais je n’avais pas la bonne distance dans ma tête. J’aurais gagné bien plus de combats si j’avais su comprendre ce qu’impliquait le « trop court ». Je voulais que mon désir soit la réalité et c’était puissant, mais j’ai raté trois championnats du monde et c’était une question de positionnement mental et physique. Un de mes adversaires, le Japonais Hayashi à Mexico, en 1990, m’a donné cette leçon.
Parlez-nous de cet adversaire et de cette leçon…
C’était un combattant magnifique, que j’appréciais pour son extrême élégance. Il avait une technique extraordinaire, un karaté très équilibré. Il m’avait déjà battu et je cherchais l’agressivité, je pensais le prendre à ce jeu-là pour le déstabiliser. Mais je n’ai jamais réussi à mettre la main dessus. C’était parfaitement propre, tout en dignité. Cette histoire m’a travaillé jusqu’à aujourd’hui. C’est ce qui ressemble le plus pour moi à l’idéal de ce que nous cherchons. Pendant le combat, parfaitement juste dans l’expression technique, dans la posture mentale, et après, toujours juste dans la fraternité. Quand je pense à ma carrière, je me dis que si j’avais pu prendre plus la mesure de tout ça, j’aurais peut-être trouvé la bonne distance pour le battre.
Vous êtes enseignant, comment parlez-vous de cette quête à vos élèves ?
Tout commence par le corps. Quand on enseigne le karaté, il faut aussi commencer par là. Trouver le bon rapport à l’autre, c’est d’abord une question d’appui. Il faut en avoir une conscience permanente, ou peut-être descendre la conscience dans ses appuis. Je dis souvent qu’il ne faut pas bouger, mais déplacer le corps dans l’espace. Pour bien déplacer le corps dans l’espace, pour être mobile, il faut être calme. Quand on s’excite, on recommence à bouger. Bien sûr, tout cela implique l’autre et cela devient donc une question de rythme. C’est une question très spécifique, le rythme. Je connais même de bons musiciens, de bons techniciens, qui n’ont pas tellement le sens du rythme, qui ne sont pas en phase avec l’autre. Pour travailler le rythme en karaté, j’aime bien utiliser les percussions. Les progrès sont généralement rapides. On scande sur des tempos divers l’attaque et le retour à sa place. C’est important le retour à sa place. Là aussi, il y a une leçon de justesse, de rigueur à prendre. Démarrer et se déplacer dans le tempo juste, frapper, revenir en place. C’est une leçon qui s’utilise dans la vie courante. Je leur apprends aussi que la relation juste à l’autre, cela évolue en fonction des gestuelles, même si on reste immobile. On change de garde, si on varie un angle, la situation a changé. Ça aussi, c’est une leçon utile, facile à transposer.
Quel entraîneur êtes-vous ?
Quand on est jeune entraîneur, on est fougueux. Comme on est sincère et que l’on y croit, on est beaucoup pardonné. Longtemps, j’ai mis un peu de côté le cadre, les fondamentaux de la technique, pour aller chercher de l’énergie, de l’élan, de la passion. C’est acceptable, mais trop désordonné. C’est curieux car je suis musicien, j’ai été pompier pendant trente-trois ans et j’aime l’ordre et la rigueur nécessaires aux décisions justes et à l’efficacité. Mais, au karaté, j’ai longtemps appuyé sur d’autres leviers, avant d’en revenir. Mes plus anciens élèves me disent que j’ai changé, certains le regrettent un peu ! On me dit : « Tu te rappelles quand tu étais fou ». Je n’enseigne pas uniquement ce que je sais, mais ce que je suis. Maintenant, je m’efforce d’être calme et serein, disponible mentalement pour sortir les bons mots au bon moment, pour être plus dans la compétence et le savoir. Je fais le ménage dans tout cela. Je cherche la bonne attitude en entrant dans le dojo. Dans ma vie même, j’aspire à plus de simplicité, à une vie calme et posée. C’est mieux pour pratiquer le karaté, la musique. La bonne posture, ce n’est pas toujours un face-à-face. Cela peut-être aussi un tête-à-tête, un joue contre joue. Savoir être ouvert et disponible pour un remerciement qui tombe juste, un mot gentil, cela a fini par prendre de l’importance pour moi.
Que vous a appris le karaté d’essentiel ?
En essayant de synthétiser, voilà ce que j’ai envie de répondre : il faut toujours être bien dans la distance. Et cela, c’est d’abord une affaire de rythme. C’est ce bon rythme qu’il faut chercher. Être en mouvement dans le bon tempo de la situation, dans la bonne mesure avec les autres. En karaté, on ne peut jamais être en avance, mais on peut être en retard. Soit le rythme est bon, et on est juste, soit il ne l’est pas, et on perd la distance juste, la relation, la situation, le point. C’est à cette mesure qu’il faut être conscient de ce que l’on fait tous les jours. Cela a vraiment à voir avec la vie bien menée. L’art de trouver la distance juste de la façon la plus fluide et la plus naturelle, ce serait sans doute une bonne définition de la sagesse.
Emmanuel Charlot / Sen No Sen