« Le shito-ryu n’est pas un style, c’est une école »
Yasunari Ishimi, pierre angulaire du karaté espagnolCe guerrier traditionnel japonais est devenu le prince espagnol de l’école « shito », le secret même de l’excellence actuelle de ce pays sur le plan du karaté sportif. Souvenirs d’un autre temps, d’un autre monde, socle de celui d’aujourd’hui… Si l’importance d’un parcours personnel se mesure à son influence à long terme, Yasunari Ishimi Sensei est un homme qui compte.
Pouvez-vous nous parler de vos débuts…
J’étais dans une famille, un entourage de pratiquants des arts de combat japonais. Quand j’étais à l’école primaire, nous étions juste après la deuxième guerre mondiale et il y avait de nombreux réfugiés d’Okinawa dans ma région. Leurs enfants étaient avec nous à l’école. Ils étaient très forts dans les fêtes et les jeux sportifs et ils s’entraînaient à quelque chose qui me paraissait très intéressant. C’est mon premier contact. À dix ans, j’ai commencé avec un ami qui pratiquait déjà. C’est comme cela que j’ai fait ce que je croyais être du karaté, en fait c’était du kyushin ryu, une école japonaise de jutsu avec beaucoup d’atemi-jutsu. J’ai aussi débuté le goju-ryu dans mes années de lycée avec un élève de Chojun Miyagi. J’ai pratiqué assidûment jusqu’à la fin de ma scolarité. À dix-huit ans, je suis allé à l’Université de Kobe et je me suis bien sûr inscrit au club de l’Université, qui était dirigé par Yoshiaki Tsuzikawa Sensei. Il enseignait le shito-ryu et c’était un élève direct de Kenwa Mabuni. Comme j’étais déjà un pratiquant avancé, il m’a recommandé pour le dojo de Kenei Mabuni Sensei, le fils du fondateur du shito-ryu.
Cela fait beaucoup de diversité… Que vous a-t-elle appris ?
Vous savez, à l’époque, il n’y avait pas tant de différences que cela entre le shito, le goju et le reste. Aujourd’hui, on aime bien faire des différences et accentuer les spécificités mais, dans ma jeunesse, ce n’était pas le cas. Et, pour ma part, je n’étais pas très conscient de ces subtilités. Yoshiaki Tsuzikawa Sensei et Kenei Mabuni Sensei étaient mes maîtres. J’avais une relation extrêmement forte avec Yoshiaki Tsuzikawa, qui était proche de ses élèves et de moi en particulier. Avec Kenei Mabuni, c’était un entraînement traditionnel, avec un travail technique soutenu à base de répétitions. À l’Université, avec Tsuzikawa Sensei, nous avions une approche qu’on dirait aujourd’hui sportive mais, dans la mentalité, nous nous référions aux codes guerriers anciens. Il insistait sur l’autodiscipline et le contrôle de soi, la dimension mentale de notre pratique. Il m’a enseigné ce que devait être un Japonais pratiquant les arts de combat. Cela dit, il était très humain, très attentif. Je pouvais lui parler de tout, comme à un père. Il est mort à quatre-vingt-dix-sept ans et j’allais le voir deux fois par an régulièrement.
Je suis arrivé en France par le Transsibérien, j’ai hésité à m’installer en Italie, et je suis finalement allé vers l’Espagne. La mentalité méditerranéenne m’a plu. Tout était tellement plus flexible, et j’ai réalisé que c’était bien aussi.
Vous avez été capitaine du club, champion de la province en équipes, finaliste individuel du championnat universitaire, parlez-nous de la compétition de l’époque…
Elle se caractérisait par une grande dureté ! L’enseignement du guerrier, c’est de ne pas craindre de mourir quand il faut mourir. Il fallait une bonne dose de cette culture en soi parce que c’était du ippon-shobu, sans catégorie de poids, peu de protections et aucun contrôle. Parfois, Tsuzikawa Sensei nous disait : « aujourd’hui, exercice de combat réel ». On partait vers le port de Kobe pour trouver des soldats américains. Un sempai nous en désignait un et il fallait aller le provoquer. Ils ne nous avaient rien demandé et, parfois, cela ne se terminait pas très bien. J’ai encore la cicatrice d’un coup de baïonnette que j’ai pris dans le flanc ! Mais, en compétition, du coup, on n’avait pas peur. Quand je suis passé par la France en 1968, sur une compétition où j’étais engagé en Bretagne, je me suis retrouvé face à un gars de plus d’un mètre quatre-vingt-dix, très puissant. J’ai gagné, mais je ne sais pas si c’est ma victoire ou l’état de mon visage à la sortie du combat qui a le plus impressionné les gens.
Pourquoi êtes-vous parti à l’étranger ?
À l’époque, la mentalité du karaté dans les universités était assez nationaliste. Moi, je me voyais un peu comme le héros du Dernier Samouraï. Pas le personnage joué par Tom Cruise dans le film, mais l’autre, Katsumoto, le rebelle. Au Japon, il y avait à l’époque des mouvements sociaux, et des étudiants communistes bloquaient l’Université. Je me suis dit : « puisque c’est comme ça, je vais voyager ». Je suis arrivé en France par le Transsibérien, j’ai hésité à m’installer en Italie, et je suis finalement allé vers l’Espagne. La mentalité méditerranéenne m’a plu. Moi qui avais l’esprit peu ouvert et la mentalité étroite, j’ai aimé le contraste avec la liberté que je percevais en Espagne. Tout était tellement plus flexible, et j’ai réalisé que c’était bien aussi. D’ailleurs, moi qui suis un Japonais shintoïste, je crois à la métempsychose (migration des âmes, NDLR) et je pense avoir été un Arabe en Espagne dans une autre vie. Mais si je développais là-dessus, cela nous emmènerait trop loin !
Comment avez-vous commencé à enseigner ?
Normalement, j’étais censé faire mon doctorat. Mais, dans la résidence où j’étais, il y avait un dojo. On m’a proposé d’y enseigner le karaté. Par la suite, j’ai fréquenté une petite dizaine de dojos en même temps, à une époque où, tout de même, le karaté n’était pas autorisé dans l’Espagne de Franco. Alors il ne fallait pas dire que c’était du karaté ! J’ai fini par ouvrir mon propre dojo en 1970. J’ai eu de la chance. Je n’ai jamais eu mon doctorat, mais j’ai eu de la chance. Des amis me disent que je peux encore le passer, mais je ne les crois pas.
Quelle est la spécificité du shito-ryu pour vous ?
On parle souvent du style shito-ryu ou du style shotokan mais, ni le shito-ryu, ni le shotokan ne sont des styles. Ce sont des écoles. Il n’y a que trois styles : naha-te, shuri-te et tomari-te. Shuri-te, c’est la vitesse, la virtuosité technique. Naha-te, c’est la respiration, la tension physique. Tomari-te, c’est la dimension chinoise, inspirée d’un style authentique du sud de la Chine. Kenwa Mabuni a commencé tôt dans sa jeunesse par l’apprentissage du shuri-te avant d’aborder l’apprentissage du naha-te, et il a ensuite travaillé avec de nombreux maîtres. C’était le meilleur connaisseur de son époque, il connaissait de très nombreux katas, et a su harmoniser les principes différents des styles qu’il avait étudiés. Je crois que c’est ce qui fait l’intérêt du shito-ryu. C’est une école style plus riche et plus complète.
Le karaté est une école du contrôle de soi, de l’autodiscipline.
Est-ce ce qui fait la supériorité de l’Espagne en kata aujourd’hui ?
Je peux répondre oui, sans doute. La richesse de l’école de Kenwa Mabuni, on la retrouve dans les champions d’aujourd’hui du karaté espagnol. Vous savez, quand je regarde les derniers championnats du monde de Madrid, je vois surtout la quatrième génération de mes élèves. Nous sommes un petit milieu, même le président de la fédération espagnole, je le vois à l’entraînement dans mon dojo. Notre histoire est récente, la fédération elle-même n’a été fondée qu’à la fin des années 1970.
Êtes-vous fier du travail accompli et quels sont vos projets ?
Fier ? Je suis surtout fier de toujours pouvoir donner mes cours comme un jeune homme, malgré deux cancers. Mes deux maîtres sont morts à quatre-vingt-dix-sept ans, alors oui, des projets, j’en ai pour les trente prochaines années ! Je me vois bien retourner à l’Université, finir mes études, devenir écrivain. J’ai un projet de roman en tête, un livre sur la jeunesse à partir de soixante-quinze ans. Et le karaté bien sûr, qui a fait ce que je suis, qui est toute ma vie, m’a fait découvrir tout le reste et sera encore la source de ce qui me reste à vivre.
À quoi sert le karaté selon vous ?
Le karaté est une école du contrôle de soi, de l’autodiscipline.
Emmanuel Charlot / Sen No Sen