Jacques Legrée
« Aller au bout de ses choix »Premier guerrier français du kyokushinkai, Jacques Legrée a été le grand initiateur des générations suivantes, formées par lui dans la voie juste, au courage, à la modestie et à la dignité. Un chef de file à la hauteur de son destin.
Aller au plus loin
Je suis alors un jeune teigneux de 65 kg. Je sors de deux ans de marine marchande et j’ai une formation de graveur. Je m’en vais en Suisse pour travailler et je découvre le club de Bred Kese, un Hollandais 2e dan de Kyokushin Karaté. Je n’étais pas très posé mentalement, un fils sans père et sans beaucoup de repères. Il s’est occupé de moi à la façon Kyokushinkai ! Je m’entraînais trois fois par semaine avec passion, on faisait parfois jusqu’à cinq combats de plein contact à chaque fois, et lui ne me ratait pas. Au bout de deux ans, j’étais plus fort, plus serein, plus posé. J’avais rencontré mon modèle d’éducation, celui qui correspondait à mon tempérament. C’est à ce moment-là qu’il m’a dit que pour aller plus loin, il fallait que je parte au Japon, au Hombu dojo de Tokyo, voir Masutatsu Oyama. J’étais ceinture verte. J’ai lâché mon poste, ma copine, ma voiture et mon appartement et je suis parti.
Uchi deshi
Je débarque à l’aéroport, je tente de prendre un taxi, aucun d’entre eux ne comprend où je vais. C’est un policier qui a fini par appeler un numéro que j’avais et qui m’a permis d’arriver jusqu’au dojo. Je parlais français et allemand, pas un mot d’anglais. J’essaie de me faire comprendre, Oyama n’est pas là, ou pas disponible. C’est un Hollandais qui a fini par m’amener boire un verre à Shinjuku, puis dormir chez lui avant que je puisse me présenter au premier entraînement. On me demande souvent comment était Oyama. Je dis que je n’en pense que du bien. Il a été honnête et sincère avec moi du début à la fin. Attentif, comme il l’était avec tous ceux qui s’engageaient sérieusement. Quand j’ai pu m’expliquer, il a accepté immédiatement que je loge sur place. À ce moment là, il y avait les instructeurs, qui vivaient en bas, et une pièce au-dessus du dojo dans laquelle logeait Howard Collins, le seul uchi-deshi à demeure à ce moment-là, et un garçon qui était le fils adoptif d’Oyama sensei. J’y suis resté treize mois.
Une expérience « limite »
Après avoir brûlé mes vaisseaux au départ, je n’allais pas lâcher l’affaire et c’est ce qui m’a retenu à ce moment-là de ne pas faire mes valises pour un retour précipité. Toute ma vie, je suis allé au bout de mes choix et c’est au Japon que je l’ai vraiment appris, dans la difficulté des premiers mois de cette année-là.
Franchement si on me le demande, je dirais que c’était déraisonnable. L’expérience était trop dure. Pendant six mois, j’ai été le « gaijin » (l’étranger) qui devait prouver qu’il avait la légitimité d’être là. Dès le début, j’avais la jambe qui avait doublé de volume. Avec mon petit gabarit, je faisais tous les jours avec les instructeurs qui avaient un entraînement infernal et qui n’étaient pas des tendres. Il y avait beaucoup de casse. Moi-même, je me suis retrouvé avec le bras cassé, mais ce n’était pas une raison suffisante pour rester couché et ne pas faire l’entraînement ! Je faisais aussi l’entraînement des ceintures noires du dimanche matin. J’étais en bout de ligne et Oyama venait se mettre à côté de moi pour faire les exercices. C’était stimulant.
Comme j’étais là, on m’a aussi fait faire l’open toutes catégories du Japon, tous poids et tous styles. Il y avait deux gaijin en tout et pour tout, Collins, deuxième dan, et moi ceinture marron. Avec mes 65 kilos, j’ai essayé de survivre, j’ai fait deux combats. Il y avait aussi le stage d’été et le stage d’hiver, qui étaient épouvantables. En été, on faisait du karaté dans la mer et des seiza avec la marée montante qui venait nous submerger. En hiver, on courait dans la neige, on escaladait des escaliers verglacés dans la montagne, on faisait des méditations pendant une heure dans des temples en plein vent, l’épreuve de la cascade…
Jacques Legrée en bref
Né le 11 février 1944 à Rennes, Jacques Legrée a mené une double carrière au service des autres, en tant qu’éducateur sportif (depuis 1984) et en tant qu’expert de karaté, après avoir fondé, en 1974, son dojo au sein l’AC Boulogne-Billancourt. C’est en Suisse qu’il avait découvert le style de combat qui allait transformer sa vie et son destin, le karaté « kyokushin », avant de partir pour le Japon alors qu’il est encore ceinture verte, à la rencontre de Masutatsu Oyama, le créateur de ce style de karaté au contact. Il sera « uchi deshi » (élève interne) pendant un an. Devenu responsable du style pour la France, expert fédéral pour la FFKaraté, il a enseigné avec abnégation jusqu’à aujourd’hui, et malgré une attaque cérébrale qui l’a touché il y a quelques mois et qui l’a obligé à reprendre tout à zéro. Médaille d’or jeunesse et sports. BEES 2e degré, Jacques Legrée est 6e dan kyokushin, 7e dan FFKDA, 6e dan taikiken, un style sino-japonais dont il est l’un des diffuseurs en France. Il a aussi enseigné le tai chi chuan.
Un temps révolu
On ne pourrait plus refaire ça aujourd’hui. Il n’y a plus d’uchi-deshi. Aujourd’hui, on a des protections. À l’époque, on ne mettait absolument rien, pas de coquille, rien. En plus, à cette époque, on frappait au visage avec les paumes des mains, on frappait beaucoup avec les genoux… La culture a changé, même dans le kyokushin. Moi-même, quand je suis rentré et que j’ai commencé à avoir des élèves qui voulaient partir au Japon, je les ai dissuadé d’y aller avant d’être ceinture noire et d’avoir une bonne base. Et pour une bonne raison : tant que tu n’es pas ceinture noire, tu n’as pas le droit de frapper un gradé ! Quand tu es premier dan, si on te rentre dedans, au moins tu peux rendre les coups. C’est ce que j’ai fait dans la dernière partie de mon séjour. Mais, avant, j’ai passé mon premier dan. Un examen de plus de deux heures, avec de la technique et dix fois trois minutes avec des partenaires différents, tout cela devant Oyama. J’y ai laissé quelques dents.
Une expérience déraisonnable sans doute, mais à mon retour en France, j’avais des bleus, qui se sont estompés, et une grande fierté dans le cœur que j’ai gardée jusqu’à mes soixante ans. C’est un esprit combatif qui nous habite, dont on a le sentiment qu’il est indomptable. Quand on vieillit, c’est différent. La question se pose autrement. On est moins dans l’affrontement physique, plus sage peut-être…
Oyama, Polnareff et le bœuf de Kobe
Je l’ai dit, Oyama donnait beaucoup à ceux qui donnaient beaucoup. Au bout de quelques mois, plus personne n’avait d’argent, et on se débrouillait comme on pouvait, j’ai même donné des cours d’anglais ! Oyama a cessé de nous réclamer le loyer de la chambre, et de temps à autre, il nous payait un repas. Parfois, Madame Oyama nous faisait passer un poulet discrètement. Mais il nous arrivait de ne pas manger à notre faim pendant trois jours. Je me souviens que le chanteur Michel Polnareff, qui était un fan de kyokushinkai, était venu voir Oyama à Tokyo et m’avait invité au restaurant. Il a commandé un steak de bœuf de Kobe, que j’ai englouti en une minute. Il m’en a commandé un autre. Je n’ai jamais mangé une aussi bonne viande ! À mon retour, il m’a fait bosser sur la sécurité de ses concerts, pour m’aider. Souvent il me faisait ramener par son chauffeur. À cinq heures du matin, je rentrais en Rolls à la Garenne-Colombes. Quand je suis reparti du Japon, Oyama m’a simplement dit : « Diffuse ce que je t’ai appris ».
L’argent n’est pas un moteur
De retour en France, j’ai fait en sorte de me conformer à la demande d’Oyama. J’ai repassé un premier dan fédéral et j’ai commencé à Neuilly dans un club privé, mais ça ne m’a pas convenu. En plus, je n’étais pas prêt pour ce public, à moins que ce ne soit l’inverse ! On a commencé à presque 50, quelques semaines plus tard, ils étaient quatre. Il n’était pas prêts à souffrir. J’ai appris à m’adapter en mettant en place une progression plus longue, en laissant venir les gens plus progressivement. Le club de ma vie, c’est à l’ACBB que je l’ai trouvé. C’est important pour moi que ce soit un club municipal, pour pouvoir toucher un maximum de gens. Quand j’ai commencé, et pendant presque dix ans, j’ai même été bénévole, cela me paraissait important pour rester dans l’esprit. Je vendais des pièces de moto pour vivre. C’est quand je suis devenu père de famille que m’a femme m’a suggéré de changer de modèle. Cela dit, en fin de carrière j’étais payé 20€ de l’heure. Je sais que ce n’est pas dans l’air du temps, mais je m’en fous. L’argent n’est pas un bon moteur pour enseigner les arts martiaux. Au contraire, le désintéressement, je sens que c’est essentiel dans la voie martiale. Et puis, j’ai eu d’autres gratifications. Cinq cents élèves, dont certains viennent aujourd’hui me voir pour me parler de l’importance que le karaté a eu dans leur vie. Et puis j’ai eu finalement un emploi municipal, et j’ai pu trouver un appartement à louer qui me convient. L’un dans l’autre, tout s’est bien passé, j’ai pu en vivre, il ne me fallait rien de plus. Je dois dire que je suis fier des sensei qui reprennent derrière moi et qui sont sur la même logique. Je les en remercie.
Aller au bout
La culture du kyokushin est bonne pour le corps et pour l’esprit. Elle est extrême mais, pour moi par exemple, elle était dans mon tempérament, c’était le mode d’expression, d’extériorisation qu’il me fallait. Elle m’a aussi apporté la rigueur, la discipline intérieure dont j’avais besoin.
En karaté, il y a des styles linéaires, d’autres plus en courbe, je dirai que le style du kyokushin, c’est d’aller au bout, et même un peu au-delà du bout. Jusqu’au point où l’on découvre à la fois sa vulnérabilité et sa force. Mon rôle d’enseignant est d’amener les pratiquants à leur rythme à se surpasser dans l’effort, à aller plus loin dans l’engagement qu’ils l’auraient cru possible. Je leur propose une pratique qui va leur permettre de se découvrir sur le plan physique autant que sur le plan émotionnel, une expérience de soi qui est source d’équilibre et d’une meilleure harmonie dans la vie de tous les jours. Ce qui compte finalement, ce n’est pas le style, ce n’est pas la forme. Quand on transcende la forme, c’est l’essence qu’on touche. Le cœur de la vie.
Taikiken et tai chi chuan
Quand j’étais au Japon, je n’ai fait que croiser le mystérieux Sawai, qui venait faire une séance de taikiken avec Oyama. Mais c’est à mon retour en France que j’ai vraiment été initié à cet art, avec Jan Kallenbach, un Hollandais précurseur en kyokushin, mais aussi très versé dans cet art complémentaire. Là où le kyokushin est direct, le taikiken, que l’on pourrait traduire par « le style de la grand énergie » lui apporte de la rondeur, de l’esquive, de la capacité d’absorption, de la maîtrise respiratoire. En taikiken, on approfondit le travail énergétique qui est à la source des arts martiaux et c’est ce qui rend ce style passionnant et efficace. Les exercices de développement du Ki inspirés du style chinois Yi Quan viennent compléter un système de percussions et de projections dans l’esprit du combat réel. Le tai chi chuan, c’est moins une recherche d’expression d’énergie, comme en taikiken, que de recherche du parfait équilibre des diverses balances, entre Yin et Yang, entre le corps et l’esprit. C’est une démarche personnelle qui m’a apporté beaucoup, et qui continue à le faire. Je suis d’ailleurs très heureux que ma fille ait pu reprendre mon enseignement de cet art.
Tout réapprendre
Il y a quelques années, alors que j’étais chez moi, j’ai été victime d’une attaque cérébrale. J’ai été sauvé par une prise en charge médicale rapide mais, en quelques secondes, j’ai été privé de toute mémoire et dans l’incapacité de fixer quoi que soit. Je ne connaissais plus les gestes, les mots, les noms. Pendant longtemps, je me suis promené avec les noms de mes enfants inscrits sur un papier. J’ai compris qu’il me faudrait dix ans pour espérer retrouver un peu de capacité à ce niveau. Les débuts ont été très difficiles. Au bout de deux ans d’effort, mon corps ne bougeait pas, dans la tête ça ne suivait pas. C’était tellement décourageant que j’ai eu la tentation de rester en famille, où j’avais un équilibre, de renoncer au reste, au monde extérieur. Grâce à ma femme, à laquelle je dois énormément, ça n’a été qu’un moment. Elle m’a poussé à retrouver la volonté de refaire du karaté, à renoncer au renoncement. J’ai continué à travailler et mes vieilles habitudes de combattant m’ont servi de repère, c’était mon noyau dur, mon socle, que même une telle catastrophe n’était pas parvenue à totalement détruire. Je me souviens par exemple qu’au début, le projet avec l’orthophoniste était que je compte jusqu’à dix. Mais je n’y arrivais pas manifestement… jusqu’à ce qu’on réalise qu’en fait, je comptais en japonais, comme à l’entraînement ! Au fil du temps, j’ai réappris les cent-huit mouvements du tai chi, même si je suis toujours incapable d’en fixer les noms. Je reprends le taikiken et je vais pouvoir m’appuyer sur son travail énergétique. Je fais une heure de condition physique tous les jours. Je prépare ma rentrée… J’ai même commencé à retrouver mae-geri. Je ne peux plus assumer la direction technique du club comme avant, même la prise de parole spontanée est encore difficile car je fais encore des confusions sur le vocabulaire. Mais je progresse et je peux toujours partager mon expérience, conseiller mes élèves. Je peux continuer à transmettre l’art martial, même si c’est de façon différente.
Aller plus loin toujours plus loin encore plus loin
L’esprit du grade
La vie continue, je pars au Japon pour un passage de grade et cela me rend heureux. Je suis aussi concerné par les passages de grade au niveau national. J’ai préparé mon intervention qui résume l’esprit du grade dans le karaté kyokushin.
Le shodan (1er dan) est le grade du débutant en kyokushin. Le nidan (2e dan) est celui de la compréhension de l’esprit. Le sandan (3e dan) est l’entrée dans la voie martiale et le début de la recherche personnelle. Enfin, le yondan (4e dan) est l’approfondissement du cheminement dans la spiritualité.
La voie martiale est un champ de recherche, pas une vérité figée, limitée et finie. En avançant dans la pratique, la vision s’élargit, elle devient englobante, intègre toute la vie du pratiquant. Il n’y a pas de résultat sans effort fourni et temps consacré à l’entraînement, les progrès sont proportionnels à ce temps passé et à cet effort. Ils s’accumulent jour après jour et n’ont pas de limites. Chaque ceinture est le symbole de la technique kyokushin et des valeurs martiales incarnées par le pratiquant. La ceinture noire est exemplaire, modèle pour les autres sur le plan technique, philosophique et spirituel. Elle est la marque d’un cheminement vers toujours plus d’humilité et de sagesse.
Un bon exemple
Je craignais de ne pas pouvoir faire ce que j’avais à faire, de ne pas aller au bout de moi-même, ce qui aurait été une façon de rater ma vie. Mais je crois qu’à 71 ans, l’essentiel est fait. Si je continue à lutter dans l’épreuve qui s’est imposée à moi aujourd’hui, ce n’est pas tant pour revenir, pour faire ce que je faisais avant – j’ai heureusement la chance d’avoir des gens pour prendre le relais et c’est bien comme ça – mais peut-être simplement pour continuer à donner un bon exemple… Montrer que c’est toujours possible d’aller un peu plus loin, même quand ça paraît difficile, d’être opiniâtre et de ne jamais abdiquer. Désormais, il y a aussi ceux qui ne m’ont jamais connu avant et qui ne comprennent pas forcément par où je suis passé. Ça m’attriste un peu, mais c’est la vie. Nous ne sommes que de passage. À nous d’employer ce temps du mieux possible.